Simonu, u stazzunaghju. (Le forgeron)

La petite bâtisse sur le bord de la route. (La forge)

Simonu u stazzunaghiu était un gros travailleur infatigable, tout le monde le disait. Petit mais trapu, bien planté sur ses brodequins, il avait les mains massives et calleuses d’un homme à poigne, habitué qu’il était à tenir fermement la pince plate, et à battre sans relâche le fer chauffé à blanc. Son tablier de cuir épais qui descendait jusqu’à mi tibias portait les traces de morsures du métal incandescent. Des zigzags dessinés par des gestes manqués zébraient le bouclier pour rappeler que Vulcain n’était pas un ange gardien.

De loin, on savait qu’il était à la tâche, trahi par le tintement particulier du marteau sur l’enclume.  Un son qui rebondissait sur les talus environnants partageant l’écho avec les passants. Sur le chemin de la Navaggia, gravissant la pente en vis-à-vis mais éloignée de la forge, nous comptions les coups portés sur le fer et ceux plus cristallins qui frappaient l’enclume lui donnant un souffle de repos avant d’amplifier le mouvement suivant qui devait aplatir la lame surchauffée. Il imprimait ainsi le rythme caractéristique du forgeron qui modèle le fer de deux coups suivis d’un rebond sur l’enclume pour donner courage aux martellements suivants…

Il écrasait, courbait, étirait, façonnait à longueur de journée. Sa dextérité était telle qu’on pouvait imaginer qu’il travaillait de la guimauve. Le métal devenu malléable et ductile à souhait sous l’effet de la chaleur semblait docile, obéissant à toute sorte de torsion. Tout rouge et parfois presque blanc, il obéissait aux intentions de l’artisan comme une pâte à berlingots, une pâte siliceuse prête à gonfler sous le souffle d’un maître verrier. Il apprivoisait le fer, il forgeait, il créait des objets nés dans son imagination ou ses intentions.  

Au bruit métallique succédait l’odeur de la corne fumante des sabots des mules et mulets qu’il ferrait sur la route de Carbini devant sa forge.  Cette habitude de se placer sur la voie publique avait aiguisé l’imagination de certains oisifs qui n’avaient d’autre charge que de passer le temps. Et comme on dit chez nous : « Chi posa mali pensa* », ils avaient tout loisir pour songer à l’impensable. Les jours de grand brouillard, ils lâchaient des pneus de camion depuis le virage de l’église. Obéissant à l’énergie cinétique imprimée jusqu’au presbytère tout proche, puis livrés à la pente, les pneus tenaient parfaitement la route, négociaient le dernier virage à la perfection et filaient tout droit vers l’animal stationné sur la chaussée. Une réserve de vieilles gommes laissées devant le garage de Tinu juste en face la sacristie avait sans doute fait germer ces idées. Simonu ne voyait arriver cet intrus redoutable que lorsqu’il percutait violemment l’équidé qu’il était en train de ferrer.

Très connu pour jurer bruyamment en temps ordinaire, imaginez la rage qui s’élevait dans les nuages les jours de brume épaisse. Notre maréchal-ferrant partait dans des colères terribles, il fulminait à faire frémir le Divin. C’est à lui qu’il s’en prenait pour dénoncer tous les ratages du monde. Il en voulait à la terre entière et Dieu en mangeait pour son grade avec une salve de jurons. 

Ses moments de découragement se ponctuaient de : « È pilta, pilta è pilta a mula, è caca ! ». Si j’avais bien compris, il criait son dépit de ne pas réussir à avoir d’enfant malgré son assiduité auprès de sa femme. Il ne s’en cachait pas, ce n’était un secret pour personne. Il était infatigable et volontaire mais laissait poindre une forte tendance au fatalisme propre à l’homme vaincu par trop de fatigue et peu de joies dans sa vie.

Par l’intensité de leur travail et malgré l’apparence d’une vie misérable de labeur qui ne laissait aucune place au loisir, ces hommes courageux ont rempli la mémoire de ceux qui les ont connus. Le temps n’avait pas d’heures, c’est bien souvent la nuit tombante qui leur indiquait la fin d’une journée. Devant un verre de vin, un bol de soupe à l’oignon, un morceau de fromage sec, ils étaient fiers de la tâche accomplie en reposant leurs os… Peut-être rêvaient-ils, fourbus, rompus, d’une vie plus douce.

Le jour se levait pour lui chanter la même chanson.

Le volet clos di à « stazzona » (la forge) a pris la couleur du charbon qui se trouvait à portée du bec, définitivement endormi, de l’énorme soufflet de forge qu’il actionnait avec une poignée au bout d’une chaîne. L’âtre est éteint et ce bois vieilli porte désormais son deuil.


* « Chi posa mali pensa »=Oisiveté mère de tous les vices

*Pilta, pilta !=Pista, pista ! (Tape et tape ! Il avait un léger défaut d’articulation)
En référence à son métier, il se plaignait de se remettre sans relâche à l’ouvrage pour avoir un enfant, rien à faire… C’était son plus grand regret.

5 Comments

  1. palme de lanfranchi
    13 Juin 2013 à 23 h 27 min Modifier
    Ils sont les repères de nos souvenirs d’enfance….je me souviens qu’en sortant de l’école, je m’asseyais sur le petit muret en face de la forge pour contempler le soufflet géant qui faisait rougir le métal pendant que jaillissaient des gerbes d’étincelles sous les coups du marteau rebondissant sur l’enclume …j’aimais beaucoup ce spectacle!! meme si un jour ,je ne sais comment une étincelle a pu traverser la route et se ficher dans ma soquette, j’ai poussé un cri sous l’effet de la brulure, le forgeron est venu voir si je n’avais pas trop de mal,et m’a conseillé de ne plus m’assoir en face de la forge à cause du feu…Alors , je rasais le muret de » jean di Caius « méfiante ,jetant juste un coup d’oeil sur le brasier …le charme était rompu! …Il reste un peu de nostalgie ,et le plaisir de réssuciter ces moments avec notre mémoire; bonne journée.

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    simonu
    14 Juin 2013 à 7 h 14 min Modifier
    Merci pour ton commentaire qui rapporte une autre anecdote concernant notre forgeron. En allant à l’école, tu étais obligée de passer devant la forge, tu as connu Simonu, probablement, mieux que moi.
    Achillu et Paula Maria (texte suivant « I Panitteri ») qui habitaient juste au-dessus ont dû te croiser souvent, aussi. Peut-être auras-tu un petit souvenir à raconter ?
    Bonne journée Palme.

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    Lou Ottavi
    15 Juin 2013 à 12 h 05 min Modifier
    Merci d’avoir ecrit ce si magnifique texte qui en dit long sur le personnage qu’était mon grand oncle que je n’ai malheureusement pas eu le plaisir de connaître. Grâce a ce texte j’en sais un petit peu plus sur l’homme qu’il était et combien il a marqué les esprits et la mémoires du plus grands nombres.

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    marie dominique ottavi
    7 Sep 2016 à 21 h 30 min Modifier
    merci Simon pour ce beau commentaire sur mon oncle grand homme de coeur et tres bon forgeron

  2. A reblogué ceci sur Les choses de la vieet a ajouté:

    Ce texte était le dernier d’une série consacrée aux artisans de naguère. Avec le temps printanier du moment, j’entends encore le tintement de son marteau sur l’enclume lorsqu’il ouvrait grand les portes de sa forge pour adresser sa musique aux quartiers environnants… Voilà le pourquoi ce reblog.

  3. « L’âtre est éteint et ce bois vieilli porte désormais son deuil » Très belle conclusion.
    Ces artisans disparus méritent que l’on pense à eux, ils ont été l’âme des villages. Si vous avez d’autres textes, c’est volontiers.

    1. Al, je me suis encore demandé de qui était cette citation, cela n’a duré qu’une seconde cette fois-ci.
      Je progresse, n’est-ce pas ?
      Je regrette de ne pas avoir proposé ce texte à qui vous savez 😉

  4. M’est avis que tous les forgerons de la terre ont ainsi laissé une trace dans les mémoires de ceux qui les ont connus à l’ouvrage. J’atteste que ce fut le cas dans le Valois et le Soissonnais.

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