Peuneu.

C’est ainsi que l’on prononçait le mot « pneu ».

Tinu entassait les peuneus usagés devant son garage situé dans le virage de l’église. (Voir image en début de texte)

A l’époque, le feu de la Saint Jean respectait encore la tradition, un grand brasier exclusivement composé d’immortelle sèche patiemment entassée dans des caves, suffisamment à l’avance pour qu’il soit imposant. Celui de la Piazzona était le plus majestueux, un tas structuré autour d’un grand mât auquel on attachait des branches de chêne pour qu’il ne soit juste feu de paille. Curieusement, personne n’avait encore songé à camoufler quelques gommes vulcanisées sous les végétaux afin que le brasier tienne flammes plus longtemps. Cette pratique n’intervint que bien plus tard lorsque les quartiers se prirent à rivaliser de grand feu durable pour surpasser ceux des autres quartiers.

C’est aussi à l’occasion de ces foyers de latex, interminables, que la production de cerceaux légers devint plus abondante avec les câbles circulaires libérés par la combustion totale des caoutchoucs. Le jeu des cerceaux renaissait de ces cendres de manière épisodique, on comprend pourquoi. Ces anneaux légers servaient pour les courses de vitesse, figuraient des voitures dirigées par une « machine » (confectionnée avec des gros fils de fer tressés pour guider les cerceaux). Avec les cerclages de tonneaux beaucoup plus lourds et imposants, les costauds conduisaient des camions.

Les esprits oisifs avaient trouvé utilisation des pneus bien plus dangereuse. De temps en temps, quelques farfelus en lâchaient un dans la descente, assez pentue, de la Navaggia. La roue déjantée finissait sa course folle dans un jardin après avoir sauté un muret, s’affalait dans un fossé, freinée par les hautes herbes ou le frottement prolongé d’un talus. Parfois franchissait le virage de Pilili et poursuivait sa virée jusqu’à Piazza di Coddu percutant la fontaine, le banc de pierre au pied de l’ormeau central ou allait, plus loin, tamponner la maison de madame Raillard. Par le plus grand des miracles, il n’y eut jamais de drame.

Les jours de grand brouillard, les inconscients de la roue folle visaient la direction de Carbini à la pente plus douce. Sur ce parcours, ils préféraient le pneu de camion qui tenait mieux la route. Plus lent mais plus stable, il prenait les tournants à la perfection comme s’il était téléguidé. Les véhicules, plutôt rares sur ce trajet, ne firent aucune rencontre frontale qui aurait eu des conséquences tragiques. Une fois seulement cela faillit tourner au drame et c’est sans doute l’incident qui fit prendre conscience de la dangerosité d’une pratique de timbrés.

Ce jour-là, Simonu u stazzunaghju ferrait une mule au milieu de la route juste en face de sa forge. Poursuivant sa course silencieuse, le pneu du jour mû par l’énergie cinétique, se dirigeait droit vers le solipède posté sur trois pattes pendant que le maréchal ferrant s’affairait sur le quatrième sabot emprisonné entre ses jambes. La rencontre fut brutale et l’effet de surprise total. Pince, marteau, clous et fer à cheval incandescent valdinguèrent sur la chaussée. On se demande encore quel ange veillait sur Simonu et sa mule, alors que l’artisan passait son temps à jurer et à pester contre tous les saints de la terre chaque fois qu’un coup de massette partait de travers ou qu’un clou se tordait sous l’effet d’une autre maladresse.
C’était un dur à cuire, bien campé sur des jambes solides. Un travailleur inlassable à la poigne de fer. Son coup de marteau ricochait élégamment en rebondissant sur l’enclume. Il distillait des tintements harmonieux presque sortis d’une portée musicale. Un timbre cristallin nous accompagnait, rythmait nos pas et enchantait nos oreilles sur le chemin de l’école. Nous engagions ainsi une cadence presque militaire marquant chaque pas d’une frappe légère puis appuyée jusqu’à ce que le son s’essouffle ou cesse brusquement. Un crescendo s’annonçait à l’approche de la forge puis s’évanouissait à mesure que nous nous éloignions. A force de passages matinaux devant à stazzona (forge) l’odeur de la corne brulée devenue familière enrichissait notre palette olfactive naissante. Des parfums de couenne grillée réveillaient nos papilles comme lorsque grand-mère faisait rôtir un morceau de lard dans la cheminée et nous transportaient un instant jusqu’à l’âtre familial. Parfois, le tableau s’enrichissait d’un effet pyrotechnique engendré par des gerbes d’étincelles qui fusaient sous les coups de boutoir adressés au fer rougi. Le circuit des sens était complet lorsqu’une une étincelle indisciplinée achevait son parcours sur le dos d’une main. Toutes ces sensations ainsi mises à contribution nous apprenaient la vie…

En écrivant le titre, je pensais m’embarquer sur un « peuneu » usagé pour évoquer sa course folle dans les rues du village. Je m’imaginais roulant avec lui vers la beauté des choses dans un contraste fou entre caoutchouc noir et paysages bucoliques…

Point besoin de peuneu pour visiter les chemins du village.

Je voyage en écrivant sans itinéraire décidé, bercé par les mots qui flottent. Parfois, des frissons magiques perdus dans le temps surgissent allègrement pour accompagner ma chanson de vie.

Le bout du chemin est encore dans le brouillard…

2 Comments

  1. Décidément, les pneus étaient une source de jeux quelquefois discutables.
    Dernièrement j’ai rencontré un ami (un peu plus vieux que nous je précise) qui me racontait qu’un jour, avec quelques autres « sgaiuffi » de son age ils avaient lancé un pneu depuis le chemin de Vitalbetu. Sur le pont de la Marangona passait au même moment, sur son vélo, Charlot (de la « zinella » si ma mémoire fidèle). Le pneu a percuté notre cycliste et a failli l’envoyer par dessus le pont, heureusement il a été arrêté par le parapet et n’a eu que quelques contusions. Bien sur, les garnements se sont échappés sans que personne ne sache qui ils étaient.
    Ce même ami m’a dit aussi qu’un jour, c’était la voiture du pharmacien qui avait fait les frais d’un de ces divertissements, disons le, stupides.

    1. Bonjour JP.
      Je ne connaissais cette pratique délocalisée. Peut-être se servaient-ils dans la réserve du nouveau garage de Tinu, également délocalisé, situé, tu le sais, en face de la Marangona. Il suffisait donc de les remonter jusqu’à Vitalbettu. Quant à Charlot de la Zinella, à l’origine de ma Zinella pour ceux qui ne sauraient pas, il se déplaçait en effet à vélo, la tête haute pour bien profiter du paysage. On aurait dit M. Hulot.
      Merci pour ce complément d’info cher JP.
      A prestu.

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