Comme tous les enfants du monde et de tout temps…
Je vous invite dans le secret de nos gamineries, de nos espiègleries.
On va encore me taxer de passéisme et de diseur de vieilleries, l’histoire n’est que vieillerie et l’anecdote aussi, c’est ainsi. Ce récit n’est pas un reportage ni un article documenté. Il s’agit de souvenirs avec toutes les approximations qui polluent la mémoire. Des instantanés donc, inutile de chercher la précision, il s’agit de mon histoire, c’est ainsi que je l’ai vécue.
Il n’y a rien d’extravagant à relater la vie des magasins de mon enfance, c’est dans ces commerces tous différents, éparpillés dans tout le village avec des originalités typiques, propres à chacun, que nous allions découvrir les nouveautés venues d’ailleurs. Les nouveaux bonbons attiraient notre attention, c’était notre préférence enfantine que nous allions quérir dans ces cavernes d’Ali Bibi pour changer un peu d’Ali Baba.
C’est chez Trajane (Traianina) que j’ai connu à l’âge de sept ans la signification de l’expression « Bacala pà Corsica et morue pour continent ». Ce jour-là, une touriste matinale de passage dans la commune observait une morue pendue, sèche et tristounette dans son givre salé. Elle tâtait cette chose bizarre à la consistance cartonnée identifiée par l’étiquette « baccalà », l’œil intrigué presque inquiet. Le vieux Joseph Poli qui habitait la grande maison frappée de la faucille et du marteau à son fronton, à l’entrée du village, semblait deviner l’interrogation de la dame. Avec un air de Karl Marx que lui conférait sa barbe blanche, il fit une leçon sur le lieu jaune (nom de la morue lorsqu’elle est encore fraîche), en citant le Portugal gros consommateur de « bacalao ». J’étais impressionné par ses connaissances et ne perdais rien de son récit. C’est ainsi qu’il digressa pour expliquer l’expression citée plus haut : « mauvais produits pour la Corse et les meilleurs pour le continent ». L’image de cet homme au charisme impressionnant est restée gravée dans ma mémoire, définitivement. Trajane était une travailleuse inlassable, de l’aube à la nuit. Son épicerie très fournie prospérait, elle fabriquait elle-même ses yaourts, ma mère était préposée au lavage des pots consignés. Elle arrivait à la maison chargée de victuailles, c’était pour moi jour de cocagne, j’adorais les grosses bananes bien mûres et les énormes poires Williams à peine talées, très juteuses… bannies du commerce.
Un jour, je me trouvais chez Jany. Un magasin obscur et froid comme un frigo ouvert, à l’allure de tanière, tenu par une épicière sympathique, douce et gentille. Cette dernière ressemblait bien à son commerce ombrageux mais lui donnait une âme accueillante, toute en patience et bienveillance. Un paradoxe de clair-obscur, de froideur et de chaleur, là flottait en permanence une odeur de fromage fraîchement entamé. Dans un deuxième temps, les vieux arômes fromagers installés dans tous les recoins et dont le bois était fortement imprégné, remontaient aux narines et s’imprimaient dans les mémoires. Dès l’entrée, on imaginait une cave à affinage où se répandaient et se mêlaient les effluves de gruyère, de roquefort et de tomme sèche à gratter. C’était l’estampille olfactive qui fidélisait les amateurs de pâtes molles, cuites ou crues.
Ce jour-là, une cliente habituelle qui aimait bien s’éterniser en papotant avec l’épicière achevait ses courses et cherchait des bonbons pour sa fille de douze ou treize ans. L’épicière lui proposa une nouveauté pour la surprendre en évitant les sucres d’orge et rouleaux de réglisses habituels. Une sucrerie nouvelle, reçue de fraîche date, des grosses boules blanches qui changeaient de couleur à mesure que vous les suciez. L’idée était séduisante, mais devant la grosseur de la boule, la dame faillit s’étouffer par anticipation : « U ! Tamanti gubi ! No, no ! Chi idda si sturzi ! » (Hou ! De si gros calots, qu’elle s’étouffe !) D’une inquiétude maladive, la gentille dame maintenait sa fille, pourtant déjà grande, dans un état infantile permanent.
L’été, la diaspora était de retour. Nous retrouvions nos amis partis sur le continent, nous replongions dans la construction de cabanes un peu à l’écart des maisons. Un de nos camarades venu de Marseille, avait remarqué en achetant « u ripassu », le son (enveloppe des graminées) pour la pâtée des cochons, que l’épicier nous envoyait dans la réserve pour remplir nous-mêmes notre sac, aux moments de grande affluence. Une véritable caverne d’Ali Baba située à l’extérieur du magasin qui regorgeait de marchandises diverses. C’était le moment de pointe près de midi, la boutique faisait le plein. Nous avions besoin de piles pour alimenter notre installation électrique et de boîtes de conserves pour nos semblants de repas. Notre ami, beaucoup plus hardi que nous, avait repéré des lampes électriques et des boîtes de sardines dans la réserve. Il rendait visite aux gens du quartier qui possédaient une porcherie et se portait volontaire pour acheter du son. Il filait au magasin et n’entrait que lorsque l’épicerie était bondée dans l’espoir d’aller se servir dans la réserve… c’était le même scenario chaque fois que le marchand était surbooké. Personne n’avait remarqué qu’il faisait ses courses en canadienne en plein mois d’août. La poche dorsale de sa veste lui servait de réceptacle pour passer inaperçu dans l’affluence du moment. C’est ainsi qu’il nous approvisionnait en faisant des prélèvements sélectifs et mesurés pour ne pas éveiller les soupçons. Aujourd’hui il y a prescription et j’ignore s’il s’en souvient encore, je ne l’ai jamais revu au village.
L’hiver, les coupures de courant étaient fréquentes. Dans un magasin trônait un énorme Père Noël en chocolat qui pouvait se gagner en achetant des nougats. L’emballage de ces derniers comportait sur sa face cachée la mention « gagnant » ou « perdant ». Le gagnant donnait droit à un autre nougat mais la marchande avait décrété que si l’on tirait à nouveau « gagnant », il ne serait pas valide. « On ne gagne qu’une fois » disait-elle. Elle nous interdisait de fouiller dans la boîte, nous devions prélever dans couche superficielle. Cela nous intriguait : Que serait-il advenu si l’on avait pioché le nougat « Père Noël » lors des premiers tirages ? Les nougats restants seraient définitivement perdus sans les recycler autrement. Certains pensaient qu’il n’y avait pas de nougat permettant de gagner le Père Noël, qu’il était placé dans la boîte vers la fin seulement. Alors, puisque les chances de le gagner semblaient nulles, un groupe de quatre enfants avait décidé de le kidnapper. Ils avaient projeté d’entrer dans le magasin à plusieurs, à la faveur d’une panne électrique. Tous les soirs à la tombée de la nuit, ils étaient en faction à proximité du magasin ou se tenaient dans les parages espérant une coupure de courant. A cette époque, elles étaient fréquentes, ils ne patientèrent que deux ou trois jours. Leur tactique était au point : entrer tous ensemble pour créer une sorte de confusion et de stress soudain. Méfiante, la patronne se trouvait déstabilisée par cette affluence inattendue et sa vigilance troublée. Jouant l’innocence, les chapardeurs se plaçaient de telle sorte que seuls deux enfants se trouvaient dans le faisceau lumineux de la lampe. Sans s’en douter, ils pratiquaient la technique de chasse des lions ou des hyènes. Pendant que l’épicière surveillait le tirage des nougats à la lumière manuelle, l’enfant qui était dans son dos s’empara du trophée et disparut dans la rue plongée dans l’obscurité. Dans l’agitation du moment cela passa inaperçu, le constat n’a pu être fait qu’après le retour de la lumière… Visiblement quelque chose manquait dans le décor, vous imaginez aisément que l’évènement fit grand bruit ce soir-là dans les rues du village, après la découverte du forfait. La maréchaussée s’intéressa mollement à cet enlèvement … menant une enquête bâclée qui resta sans effet. On parla longtemps du rapt du Père Noël en chocolat, un soir de panne d’électricité dans tout le village, quelques jours seulement avant la distribution des jouets…
Dans un autre magasin, l’heure de la sieste se prêtait bien à la récolte de quelques douceurs. L’épicier endormi dans sa cuisine mettait plusieurs minutes avant d’apparaître dans la boutique qui restait ouverte. A la faveur de ronflements qui parvenaient jusque sur le trottoir, certains enfants pénétraient sur la pointe des pieds pour repartir avec quelques caramels avant de s’éclipser, ni entendus, ni vus, ni connus. Les prélèvements étaient toujours parcimonieux, calculés pour passer inaperçus. L’un d’entre nous avait repéré une nouveauté : des bonbons gomme, type Valda à la menthe au goût moins prononcé, en forme de barquettes, vendus dans une boîte rappelant le paquet de cigarettes « gitane ». Ce n’était pas commode à camoufler. Le plus téméraire, car une boîte de cette taille n’avait jamais été tentée, sortit sa tenue préférée pour l’occasion : un short à salopette avec une poche sur la poitrine, exactement calibrée pour recevoir ce type d’emballage. Il a été pris en flagrant délit le jour où il eut la mauvaise idée de placer un mouchoir par-dessus croyant assurer son chapardage. Il venait de signer son acte qui n’échappa guère à l’épicier pourtant encore endormi…Depuis ce coup manqué, tous les enfants étaient sous surveillance, et la boutique ne connut que des jours fastes…
Qui vole un œuf, vole un bœuf… Je crois que tous ces enfants ont fait mentir ce dicton, pour eux c’était plutôt : Qui chaparde un bonbon annonce le glouton ou le petit fanfaron, jamais l’aliboron ou le gros cochon.
Le marchand de journaux, buraliste et bien plus, marchand de tout, était un personnage énigmatique. Il semblait sorti tout droit d’un film d’épouvante. Il n’était pas méchant mais plutôt victime de son apparence. On ne savait pas comment le « prendre » car son comportement nous surprenait. Son visage et ses mains étaient violets, il se tenait courbé en avant toujours à la limite de l’équilibre, trainait ses pieds chaussés de charentaises et nous accueillait en marche arrière. Il reculait tout le temps pour nous avoir constamment dans le collimateur et risquait à tout instant de basculer à la renverse. Pourtant, il n’y avait aucune méchanceté en lui simplement une grande méfiance qui trahissait un énorme manque de confiance. Sorte de paranoïaque inoffensif toujours sur ses gardes. Les enfants qui habitaient son quartier ne le craignaient plus, ils allaient le tarabuster sur son terrain. Ils avaient repéré son manque d’assurance, se méfiant de tout, au point de compter et recompter les quotidiens qu’il venait de recevoir. Arrivé au bout de son comptage, le doute le gagnait à nouveau, il repartait pour une nouvelle vérification. Il était farci de tocs et cette tendance à la compulsion en faisait un personnage pittoresque et vulnérable. Je me souviens d’un camarade qui portait le même prénom que lui, facétieux à outrance, qui surveillait l’arrivée des journaux pour le déstabiliser en plein comptage. Il l’interpellait pour le troubler. A chaque fois, il était obligé de recommencer, cela se reproduisait de nombreuses fois. Un jour, l’enfant pris de fou rire, lui tournait le dos. On devinait ses gloussements au mouvement de ses épaules. Le Buraliste se pencha pour le regarder, constata qu’il riait les yeux fermés, recula de quelques pas, brusquement lui botta les fesses et notre galopin bascula au milieu du présentoir à journaux entrainant toutes les revues environnantes dans sa chute. C’était une reprise de l’arroseur arrosé mais notre marchand souffreteux en fut quitte pour tout remettre en place en maugréant et exprimant sa douleur de devoir se baisser à plusieurs reprises.
Chez Reine, c’étaient les Galeries Lafayette. L’été venu, grande affluence, nous parcourions l’étage, sorte de mezzanine qui survolait tout le magasin, pour trouver notre bonheur estival. Lunettes de soleil, chapeaux de paille en forme de panama ou de borsalino, shorts colorés, espadrilles, chemisettes… Reine était bien la reine des fringues affriolantes.
Chez Muselli, grossiste local qui fournissait les autres commerces, quasiment tout était servi au détail. Lentilles, haricots secs, pois chiches, riz, sel, pâtes diverses étaient entreposés dans des compartiments vitrés et prélevés à la pelle dans un papier gris grossier qu’on appelait « carta straccia ». Les bouteilles étaient consignées, chacun venait se servir avec son propre contenant directement au tonneau pour le vin et à la jarre pour l’huile. Aujourd’hui on n’a rien inventé, le retour à ces pratiques presque ancestrales n’est que l’effet d’un rappel à l’ordre de la nature qui nous inocule un peu de bon sens. Ce fameux bon sens qui nous avait échappé n’était plus la chose au monde la mieux partagée.
Une petite dernière pour la fin mais elle est moins rigolote. J’étais déjà grand et « travaillais » ou plutôt passais du temps dans un comptoir agricole lorsque le patron devait se libérer. Je n’ai jamais eu la fibre marchande et ce fut-là l’occasion de m’en convaincre définitivement. J’étais donc un piètre vendeur et ne savais jamais comment vanter la marchandise… Il m’est même arrivé de dire à un client hésitant : « C’est cher ! ». Je le sentais réticent. Il fit tout de même son achat… Je lui rendis la monnaie sur le comptoir. Il semblait ailleurs dans une sorte de rêverie. J’ai compris par la suite, pour la première fois, qu’il venait de commettre un acte manqué. Toujours dans les nuages, il récupéra sa monnaie sans oublier de reprendre son billet au passage. Il devait trouver que c’était effectivement cher et donc raflait le beurre, l’argent du beurre et le reste. Le patron était rentré sans que je le voie, il avait entendu la remarque qui m’avait échappé dans ma gêne de voir le client embarrassé. Il m’a souri et m’a dit « Si tu continues comme ça, bientôt on ferme le magasin ! » Il est devenu mon ami… on en rit encore.
J’ai si peu la fibre commerçante que je distribue mes mots au vent à qui veut bien les lire, cela suffit largement à mon bonheur.
Les images constituent pour les villgeois, un indice pour retrouver le magasin.
J’ai lu cela avec le sourire et les larmes aux yeux j’ai voyage au temps de notre belle enfance par la magie du verbe