Enchanté !

– Bonsoir Monsieur ! Enchanté !
– Non, non, je ne chante pas ce soir !
– Je veux dire, ravi de faire votre connaissance…
– Non, n’insistez pas, je ne chanterai pas !

C’est par ce dialogue inattendu que je fis connaissance d’un vieil homme « monté » dans la région parisienne pour un bref séjour chez ses neveux. Je recevais ces derniers à diner et donc tout ce beau monde se retrouvait chez moi pour une soirée d’allégresse.

Le couple puisque l’homme était accompagné de sa femme, se montrait très peu disert. Ni lui, ni elle, ne sortirent le moindre mot durant le repas. J’avais juste remarqué la voix rocailleuse au moment de la présentation.

Bien qu’ils fussent très avancés dans l’âge, ils avaient largement franchi les quatre-vingts ans, le coup de fourchette était sûr et l’homme levait souvent le coude. La descente était facile, les verres de vin se succédaient allègrement. Nos « plus que séniors » semblaient totalement absents de toute communication, murés dans leur silence et leurs idées qui ne se mêlaient jamais à celles des autres. Durant toute la soirée, ils restèrent à l’écart de ce qui se disait et se riait autour de la table. Le béret bien calé sur sa tête, l’assise assurée par une masse imposante, le papi mangeait bruyamment et buvait plus que de raison.

Ceux qui l’avaient conduit jusque-là, nous expliquaient avec certitude qu’il n’entendrait rien de ce qui se disait sur lui, qu’il était un dur à cuire et probablement un dur à cuite. Son point de cuite était très élevé. Il ne bronchait pas malgré son teint devenu écarlate, témoin d’une vascularisation intense dilatée par le pastis et le vin.
Il faisait, apprenait-on, le trajet Bayonne/Paris presque sans discontinuer. Ses arrêts étaient des arrêts pipis et c’est tout. La soif le gagnait souvent pendant le voyage, sa femme à la place du mort, barmaid de service, lui servait le pastis qu’il avalait en conduisant. Elle tenait une petite glacière entre ses jambes. Dès qu’il faisait un signe du doigt, elle sortait le flasque de Ricard et la flotte maintenue fraîche dans une bouteille d’eau minérale bien à l’abri de la chaleur dans la caissette à glaçons. Cela faisait rire tout le monde. Certains tenaient pour exploit ce fait avéré, toujours reproduit dans le plus grand sérieux. Admiratifs, ils saluaient son sang-froid pour échapper à tout accident, ils insistaient sur sa faculté naturelle à retarder l’effet des vapeurs alcooliques. Curieuse façon de considérer ce comportement à hauts risques pour eux comme pour les autres usagers de la route…

L’épouse prenait son rôle très au sérieux, toujours attentive à l’état d’altération de son mari. Comme on va à la pompe pour remplir le réservoir, elle assurait le plein de liquide anisé nécessaire pour tenir la route jusqu’à Paris sans broncher. La dame était le prototype de la personne taciturne, on l’aurait torturée, aucun mot ne serait sorti de sa bouche. Difficile de la cerner, j’avais l’impression qu’elle était l’ombre de son mari et prenait la forme exacte de ses mouvements.

Il était deux heures du matin, je vivais dans un bâtiment exclusivement peuplé d’enseignants. Nous levâmes le banquet. Le vieux basque imprima un quart de tour à son béret, se dirigea vers la porte d’entrée, de sortie donc, puis un pied dans la maison et l’autre sur le palier se mit à chanter à tue-tête. Sa voix puissante de stentor résonnait dans les étages, faisait des ricochets sur les murs et répondait en écho une fois parvenue sur la porte du grenier. J’étais stupéfait, à la fois surpris par ce concert soudain et très gêné à l’idée qu’il allait réveiller tout l’immeuble voire tout le quartier. J’ai bien tenté de l’arrêter, rien n’y fit. Les autres convives sur le départ, éclatés de rire en voyant mon affolement, me conseillaient de le laisser finir.

C’était, disaient-ils, sa manière de remercier l’hôte qui l’avait accueilli à sa table. Bien chargé en degrés alcooliques, quelle que fut l’heure, son rituel était bien établi, invariable. L’avis des autres l’importait plus.

Le lendemain, je m’apprêtais à subir les reproches des voisins, il n’en fut rien… Peut-être avaient-ils le sommeil lourd ou alors étaient-ils très compréhensifs.

La soirée avait débuté sur un refus de chanter et s’est achevée en air d’opéra. L’homme a traversé le temps sans connaître celui des contrôles d’alcoolémie, je crois qu’il a rejoint l’au-delà en passant par la grande porte.
Il est mort de vieillesse.
Sa voix s’est éteinte aux pieds des Pyrénées.

6 Comments

  1. Ha ha vous aviez de gentils voisins, heureusement que je n’étais pas dans les parages 😉
    Les basques ont un sacré coffre quand ils chantent et une bonne descente, des santés, ces gaillards 🙂

    1. Ha ha, je n’avais pas pensé à votre voisinage, je l’ai échappé belle !
      Et puis non, vous auriez compris mon embarras en lisant l’histoire 😉

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