Ne vous attendez pas à une révélation suprême, c’est peut-être le sujet le plus banal qui figure dans « Les choses de la vie ».
Banal et pourtant si révélateur de notre temps.
Aujourd’hui, je cuisinais un couscous à ma façon. Quand l’envie me prend de m’empiffrer un peu plus que d’ordinaire, je couscousse. J’adore ce piquant qui me réveille surtout quand le soleil d’hiver darde ses rayons déjà chauds dans mon Aratasca exposée à Phébus du matin jusqu’au soir. J’avais tous les ingrédients mais je vais surtout vous parler des légumes.
La veille, j’avais acheté des clémentines rutilantes, éclatantes, chantantes. Une peau lumineuse, lustrée, engageante à faire saliver les papilles avec une pointe, toute petite pointe d’acidité édulcorée. J’imaginais, ces petits sacs qui molletonnent les quartiers comme autant de coussinets gorgés de plaisir pimpant, au goût d’agrume léger lorsqu’une pression des dents les fait éclater pour éclabousser langue et palais. Ce fut un plaisir virtuel de courte durée. L’intérieur rêvé n’était que déception. Tout était sec, pâlot, cadavérique. Un squelette de mandarine attaquée par on ne sait quelle calamité. Pas une seulement, mais toutes étaient livides et sans vie intérieure. Emporté par la vivacité des couleurs qui pavanaient au cageot du supermarché, j’avais anticipé ma délectation en remplissant un sachet. Gourmander et activer les papilles par avance, n’est sans doute plus une bonne idée par les temps qui courent. Bref, j’ai régalé la poubelle n’osant pas contaminer mon compost. Ça sentait la naphtaline, ça dégageait un fort goût de médicament. L’habit ne fait pas le moine.
Revenons à nos merguez et boulettes noyées dans le bouillon. Le chou plutôt de belle apparence avait un joli cœur mimosa, frisé sans odeur. La courgette d’un vert d’apparat, ferme et turgescente à souhait faisait de la figuration. Le pauvre navet rond d’albâtre gypseux avec sa collerette violine affadie accompagnait mollement ses voisines de potager. Les carottes fanes avec leur chevelure d’émeraude soutenue fleuraient l’arnaque suprême. Je me suis résolu à réunir tout ce monde dans un faitout accueillant où patientaient collier de mouton, boulettes maison avant l’ajout des merguez poêlées.
Je crois que mon envie de prendre du plaisir a sauvé un couscous qui s’annonçait sans grande saveur. Les épices que j’avais torréfiées au préalable en prévision d’un plat insipide furent salvatrices, hautement salvatrices. Mais ma plus grande surprise fut le goût des carottes. J’ai retrouvé le parfum des ombellifères de nos vieux jardins. Une saveur prononcée, étonnante qui me conduisait à mâcher doucement, longuement afin que ce parfum s’éternise sur tout l’appareil gustatif. Même le céleri totalement plat comme si nous étions soudain atteints d’anosmie*, semblait étonné par l’odeur du légume orangé.
Je fus tellement surpris que j’eus envie d’écrire cette ode à la carotte dont j’avais oublié le parfum depuis belle lurette.
Si je parviens à célébrer ces moments anodins comme des instants de fête, c’est que j’ai usé mon temps et profite du bonus qui m’échoit. Il ne me reste plus qu’à sublimer les petits riens de naguère qui remontent à la surface.