La force d’une image.
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J’avais l’âge de ces élèves de fin d’études. Ce sont tous des amis d’enfance, certains ne sont plus de ce monde, les autres sont visibles de temps en temps.
A cette époque, aux toutes dernières années cinquante, nous n’en étions pas encore aux raccourcis. Le dictionnaire s’appelait encore le dictionnaire, l’abréviation « dico » n’était pas d’actualité. Ça n’a l’air de rien mais cela résume bien l’état d’esprit qui dominait alors : nous avions le temps. Le temps de dire un mot dans sa totalité, d’allumer le feu et de veiller sans s’inquiéter de savoir quel programme télé regarder. Souvent, nous nous plaignons : « Il n’y a rien à la télé ! ». Les films, les débats, les documentaires ou les divertissements sont légion, c’est bien que quelque chose ne va plus dans notre système. L’écran de l’âtre nous racontait toujours une histoire nouvelle en nous apprenant à être scénaristes. Sur le toit, la cheminée faisait figure d’antenne captant le vent qui s’introduisait dans le conduit pour produire des effets toujours différents. Une rafale intempestive ravivait une bûche endormie qui jetait aussitôt une gerbe d’étincelles nous transportant dans l’univers parmi les étoiles. Sans effort, nous traversions galaxies et mondes nouveaux… Parfois une bouffée soudaine nous enfumait, nous piquait les yeux ou nous coupait le souffle. « Des soirées de vent contraire », disions-nous, qui nous obligeait soit à éteindre le feu soit à ouvrir la trappe qui menait au grenier pour évacuer la fumée, âcre au fond de la gorge, devenue insupportable. Nous finissions nos rêves au fond du lit pour éviter l’asphyxie. C’était la vraie vie, un jour joyeux, l’autre moins… Les jours de pluie, le regard nous rassurait en fixant les flammes et l’oreille nous inquiétait en écoutant les averses qui battaient les volets et jouaient des notes métalliques frappant les vieilles bassines abandonnées sur la place. La goutte s’énervait au grenier, jouant un crescendo/ décrescendo lorsque les vieilles tuiles devenues poreuses, imbibées d’eau, n’en pouvaient plus de faire l’éponge.
Je passais mes nuits en compagnie du vieux dictionnaire que Denise la voisine m’avait donné en cachette. (Il appartenait à son frère et je devais garder le secret). Un monument imposant pour mes petites capacités de lecture, rempli de trésors inconnus. Je parcourais les pages au hasard en explorant les mots illustrés, d’abord. L’image me facilitait la tâche et guidait mes choix. Je stockais tout un vocabulaire qui allait remplir ma vie de nuances, de curiosité, d’envie d’apprendre encore et toujours. Je sortais du dictionnaire, m’imaginant esclave dans une galère, affairé à une rame, le torse nu chaud et humide de sueur, le rythme calqué sur celui des autres galériens. J’écoutais leur souffle, regardais leurs dos meurtris. Des sillons sanguinolents que des vagues intempestives, au sel agressif, brûlaient. Jamais, je ne fus conquérant. Toujours en bagarre avec les contrastes, je me formais aux émotions vives. Puis un jour, je partis à l’assaut des mots sans illustration et j’ai découvert l’abstrait, l’implicite, le suggéré, le ricochet des sens. J’ai aimé tordre les mots, les défigurer, leur donner une apparence plus parlante. Des mots qui surgissent spontanément puis disparaissent à jamais. Je me suis amusé à fabriquer le mot à usage unique, le mot éphémère celui qui convient à une phrase et à l’état d’esprit d’un moment. Ils sont tous nés pour l’instant avant de sombrer dans l’oubli. Je me souviens de « se requincler » plus fort que « se requinquer » avec ses grelots en dernière syllabe, qui mettent plus de joie dans l’envie de se refaire une santé. « Une réponse latérale » ou fausse réponse… Je les ai perdus mes mots. Je sais que d’autres apparaîtront, c’est dans mon état d’esprit parce que j’aime toucher les sens. Je palpe, je goûte, je savoure, j’aime… et si je n’aime pas, je n’en fais pas toute une histoire, je respecte les choses de la vie.
J’aime les mots, je les mâchouille, goûte et découvre l’anis, le citron, la vanille, le miel mais aussi le piment… l’amertume.
Trop souvent on les crachouille, c’est bien dommage… que de plaisir perdu !
Petite séquence émotion en voyant cette photo d’ami(e)s d’enfance avec une pensée pour ceux qui sont malheureusement déjà partis.
Simon,
j’ai découvert ton blog tardivement. Très surpris par ton écriture, j’avoue m’attarder souvent sur ta prose qui ne manque pas de nostalgie. Comme je te connaissais mal !
Il m’a fallu ces derniers mois pour découvrir chez toi un personnage que je ne soupçonnais pas. Il faut dire que depuis ma retraite je lis beaucoup (chose qui manquait à mon esprit matheux ) même du Nietzsche auteur dont tu me parlais quand je n’étais qu’ un adolescent entre deux verres de pastis à la fête du village : « on peut mourir d’être immortel » … tu te souviens ?
Je regarde attentivement cette photo d’un autre âge, les visages ne me sont pas inconnus mais impossible d’y mettre un nom ; (donc par retour de courrier STP….)
Je suis agréablement surpris chaque fois que je te lis .
Je t’embrasse (trop conventionnel) plutôt je te remercie.
Bonsoir Gérard,
Je me souviens parfaitement de la citation « On peut mourir d’être immortel… » Aujourd’hui, j’ajoute : « … et les mortels sont à tout moment de leur vie dans la dernière ligne droite, tout près de l’arrivée. »
Je t’ai répondu plus longuement par ailleurs et tous les noms y figurent.
Je te remercie, je t’embrasse, pour un vice versa de ta dernière phrase 🙂
La puissance des mots c’est quelque chose!!! j’ai adoré cette envolée dans ta description du plaisir des mots ..leurs significations profondes ou pas .Leurs sonorités ce qu’ils évoquent et ce que tu veux leur faire dire ce qu’ils disent il y a toute une kyrielle de possibilité et les mots ont cette puissance unique qui permet selon la manière dont on les emplois de faire rêver.. de tout transformer ou au contraire de s’en tenir à l’essentiel je me suis régalée à la lecture de ce texte… quant aux choses du passé elles permettaient effectivement à l’imagination ou à la réflexion d’être toujours en éveille Aujourd’hui c’est différent mais nos aïeux ne nous disaients t-ils pas … »Avant c’était pas comme ça …maintenant … ecetera chaque époque fait son show vers le modernisme qui enlève ceci mais apporte aussi peut
être cela certainement autre chose… peut-être que l’essentiel c’est de ne pas oublier et de savoir faire revivre en mettant les bons mots sur les choses de la vie