Contrecoup.

La fatigue soudaine, inattendue jusque-là, commençait à peser de toute sa lourdeur. Le corps devenait une charge dans toutes les positions. Debout comme assis, c’était une tonne qui semblait écraser le bas du dos de sorte qu’il était difficile de rester longtemps appuyé sur des béquilles ou posé dans un fauteuil. Un état presque comateux me tenait dans une léthargie que je ne connaissais pas, m’invitait à gagner le lit. La position allongée n’était pas plus accueillante car il fallait dormir dans une posture inhabituelle pour moi, alors, le sommeil lorsqu’il finissait par survenir était d’une pesanteur dérangeante. Toute légèreté avait disparu. J’avais l’impression d’être écrabouillé, embarqué dans des scènes inquiétantes d’oppressions qui me maintenaient fermement plaqué dans ma couche sans pouvoir réagir pour me défendre. Une sorte de pulvérisateur programmé, positionné au-dessus de mon visage, lâchait des bouffées sous forme de petits nuages que j’inhalais profondément. Chaque « pschitt »inspiré posait un poids plus lourd me clouant toujours plus fortement dans le lit. J’ai compris que la prochaine nébuleuse avec sa compression suprême allait être fatale. J’ai crié de toutes mes forces suppléant que quelqu’un vienne arrêter cette machine infernale. J’ai secoué fortement les épaules réussissant à me libérer de ce puisant corset sans attirail. Juste l’effet d’un gaz qui se muait en force phénoménale d’un étau géant invisible.

Je venais de réaliser que tous mes rêves n’étaient que cauchemars. Tous. J’étais persécuté mais il m’arrivait de tuer aussi, toujours pour me défendre.

Rassuré mais chargé de lassitude, je me suis rendormi. Aussitôt, je découvrais un autre monde. Il y avait une foule considérable de personnes en noir et blanc dans un cadre maussade. Le calme était omniprésent, les gens indifférents, oisifs, vivaient inutilement. Ils ne servaient à rien sinon à marquer une présence. Une accumulation de personnes juste pour figurer l’entassement de corps qui ne cessent d’arriver ici. Pour rien, totalement abandonnés et mélangés sans aucun soin, sans aucune logique apparente.

Je n’eus aucun mal à reconnaître Noé. Il était assis dans son arche, les yeux perdus dans le vague, il m’a suivi du regard sans rien dire. Envahi par une tristesse infinie, il m’a juste demandé si les animaux allaient bien sur Terre. Je n’ai pas voulu le rendre encore plus mélancolique, alors je lui ai souri en précisant qu’ils se portaient à merveille. Il a paru un peu soulagé lorsqu’il a libéré un léger sourire aux anges, à la sauvette. Quelques mètres plus loin, sans aucune chronologie, dans un pèle-mêle de chique grisâtre, totalement atone, j’ai facilement identifié l’épée Durandal. Roland la tenait encore au poing mais de manière paisible presque comme on tiendrait une raquette de tennis prête à tenter un slice ou un coup droit. Rien d’agressif dans le geste, j’étais rassuré ; C’est lui qui m’a interpellé le premier :
– « Hé l’ami ! Où vas-tu ainsi ?
–  Je cherche le chef , j’aimerai bien lui poser quelques questions. Vous savez où je pourrais le trouver ?
–  Choisis un endroit qui te plaît et pose toi, personne ne l’a jamais vu, certains sont même passés cinquante fois devant moi et ils courent encore ! Des Sisyphe perdus ! »

Quelle idée me poser dans ce fatras ! Cette marmelade grise bien pire qu’un tableau dantesque. Même l’Inferno de Dante est rempli de vie !

L’homme coincé entre deux rochers du même gris que le reste du paysage, insista :
– « D’où viens-tu ?
– De Lévie, un petit village de Corse qui a été gros village naguère.
–  Ah Lévie ! Vous avez joué le même tour à la Roncevaux aux allemands qui montaient de Porto-Vecchio un jour de septembre 1943, si ma mémoire est bonne. Je l’ai bien aimée celle-là, basques à Roncevaux et corses à Bacinu ! Comment vous dites déjà chez vous ? Una bedda risata, hanni presu una bedda scutrata !* C’est ça ?»

J’ai jeté un regard inquiet sur cette immensité boueuse. le bourbier impraticable me dissuada d’aller plus avant. J’étais condamné à la morosité perpétuelle.

La porte de la chambre s’est ouverte, j’ai retrouvé les couleurs de la vie, ma femme m’a souri, j’étais sauvé, je n’avais pas encore quitté le paradis des hommes là où la vie chante tous les matins. Je m’efforcerai de continuer à vivre comme si je devais mourir demain… Mais par pitié ne m’envoyez plus dans le bourbier, effacez-moi de toute image, de toute idée, de toute sensation. Je veux le néant, l’oubli éternel.

C’est fou ce que la fatigue est mauvaise réalisatrice de films ! Ou alors excellente cinéaste d’épouvante !

dsc_9055Nul n’entre ici s’il n’est blindé…
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*Une belle rigolade, ils ont pris une belle dérouillée. (Grosso modo, littéralement une « dégelée ». N’y voyez aucune intention belliqueuse c’est dans l’histoire)

2 Comments

  1. Mais pourquoi fais tu des rêves ( ou cauchemars) aussi horribles ?????
    Tu pourrais tout simplement rêver de vastes prairies bien vertes ou gambadent joyeusement des anges….. De grandes tablées recouvertes de prisutu, salamu, coppa …
    Bien sur si tu avais vu tout ça autant tu serais resté…. hahaha
    Bonne convalescence.
    Amicalement 🙂

  2. Voici plusieurs décennies, les angines, pleurésies, tuberculoses, malaria, paludisme, infections diverses faisaient « grimper la fièvre ». Ces poussées induisaient des cauchemars, combinaisons aberrantes et partant souvent effrayantes d’images, de concepts, d’espoirs et de craintes à la fois mêlées. Avec l’âge et l’assimilation culturelle de nouveaux symboles et concepts, les cauchemars s’enrichissent et se complexifient. Parallèlement une meilleure maîtrise des affects et l’apparition de capacités d’introspection viennent encore complexifier l’affaire. Car ils interviennent pendant le rêve, introduisant dans l’aberrant une part intermittente de recul et de « raisonnable » ajoutant à la confusion d’ensemble. La fièvre n’est pas seule à engendrer le cauchemar. Divers vécus plus ou moins remuants ou stressants ont le même effet.
    D’où aussi le caractère profondément original des cauchemars de chacun tant les parcours et réactions individuelles sont singuliers.
    Singulier rêve donc ici. C’est ton rêve. Rêve des jours présents.
    Bien rapporté.
    D’une belle plume.

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