Mélange de tuiles.
(Cliquer sur les images)
Je prends du plaisir à réactiver des images du passé comme d’autres vont dans les ciné-clubs revoir des films réalistes italiens. J’ai l’impression d’être un cinéaste qui remet en scène des séquences d’un temps révolu. C’est ma contribution pour ne pas perdre de vue ce qu’était notre vie dans les quartiers, il n’y a pas si longtemps.
Les soirs de grand vent, Eole stridulait ou vrombissait très fort dans ma petite chambre. Les fenêtres à l’encadrement disjoint et aux vitres branlantes faisaient office de sifflet. Selon les rafales, leur force et leur durée, les aigus et les graves se succédaient jusqu’à secouer la poire électrique qui se balançait au-dessus de la tête du lit. Une poire interrupteur dont le mécanisme était fatigué, totalement relâché. L’ampoule s’allumait et s’éteignait au moindre mouvement. Le vent jouait avec ma peur au début puis avec mes nerfs lorsque j’avais compris le pourquoi de ce clignotement intempestif en pleine nuit. Il n’y avait point de fantôme malin. Nous nous étions habitués à ces dérangements nocturnes par temps mauvais parfois nous colmations les fentes avec un vieux journal. En revanche, les vitres continuaient à vibrer lorsqu’elles ne tenaient plus que grâce aux petits clous, le mastic devenu trop vieux, trop sec, était délogé à chaque coup de boutoir. Je m’en accommodais. Ce sont ces bourrasques rageuses qui m’ont donné le goût des frissons lorsque j’imaginais des histoires extravagantes sous les chênes ou les châtaigniers environnants, accompagné par toute une faune noctambule, des nyctalopes* en vadrouille, avant de m’endormir. C’est probablement dans ces moments féconds que j’ai exercé mon imagination et pris goût au jeu avec les mots.
Presque toutes les familles avaient des problèmes avec leur toiture. Le tempo de la goutte d’eau dans un coin du grenier était très redouté. Nous savions que nous n’étions plus à l’abri lorsque les gouttes se succédaient à un rythme accéléré. Une sorte d’allegrissimo, andante suivi d’un pianissimo, adaggio sur le mode va et vient constituait le point d’orgue de l’angoisse. La couverture de ces maisons anciennes avait fait son temps avec des tuiles corses dont les plus vieilles étaient à cuisse. Leur confection artisanale offrait un canal rudimentaire. Une pâte de glaise incrustée de petits cailloux était d’abord aplatie en plaques assez épaisses incurvées sur la cuisse d’un ouvrier avant la cuisson ou le séchage au soleil. Les « courbeurs » de tuiles n’avaient pas tous la même morphologie de sorte que des modèles très différents sortaient des fours. Les costauds à la cuisse charnue produisaient des tuiles largement voutées alors que les maigres à la cuisse plus fine laissaient une empreinte moins évasée. La confection des couvertures n’était pas toujours aisée, il fallait repérer les différents calibres pour que les imbrications soient à peu près correctes. En prenant de l’âge, sous la chaleur estivale, elles devenaient poreuses de sorte que les jours de pluie, elles faisaient fonction d’éponges. Saturées en eau sous les grosses averses, elles dégorgeaient leur trop plein dans tous les coins du grenier. Pour éviter que le vent les emporte, les couvreurs jalonnaient le toit de grosses pierres. Elles constituaient un barrage pour toutes les poussières qui s’accumulaient sous l’effet du vent puis se cimentaient à la faveur d’une ondée. Ce substrat devenait idéal pour toute sorte de végétation. Des mousses, des lichens, du polypode, une fougère qui ensemence facilement avec ses myriades de spores. Des plantes grasses que l’on dit succulentes et même des graminées. Les toits se transformaient en pépinière rase souvent du plus bel effet, mais pas au goût de l’habitant.
Ces tuiles sont excellentes pour stabiliser un passage. Elles s’écrasent facilement, se compactent à la perfection. Si vous avez un chemin à consolider, rien de mieux que les tuiles à cuisse ou les vieilles tuiles traditionnelles. On en trouve parfois rangées contre le mur d’une vielle dépendance totalement ouverte aux nuages. Celles qui sont apparues plus tard, lisses, d’un rouge plus vif, s’écaillaient sous l’effet du gel et des écarts de température. Elles étaient clivables, se détachant en lamelles aux pointes vives et au tranchant bien affûté. Ces dernières qui semblaient plus étanches mais plus fragiles ne sont d’aucun secours pour renforcer un passage carrossable. Leur côté rasoir et poignard ne convient pas aux pneus.
Je n’ai jamais entendu parler de ces tuiles jusqu’à ce que je rencontre un vieux maçon qui, tout à fait incidemment, m’a raconté l’histoire de la tuile à cuisse. Je vous transmets cette information pour qu’elle ne se perde pas dans l’oubli. Il m’affirmait que dans certains endroits on procédait ainsi mais un doute demeure. Certains disent que c’est une fable… Si l’histoire de la cuisse est une faribole, le reste est vrai. Je ne pense pas m’être fait piéger, il m’a paru sincère lors de son récit. Un instant, j’ai gambergé. Je me suis souvenu des adolescents quelque peu chahutés par les adultes dans notre village lorsqu’ils s’essayaient à des menus travaux pour payer leurs vacances. Parfois, on les envoyait chez le menuisier chercher « a squatra ronda », l’équerre ronde, chez le boulanger pour emprunter « l’écarte four » ou chez l’épicier pour acheter « un chilò di pista murru », un kilo de bourre pif. Je ne pense pas que son intention fut de me leurrer avec la tuile canal à cuisse.
Aux dernières nouvelles, c’est bien ainsi que l’on fabriquait les tuiles même à Lévie pour un usage limité quasi familial au début du siècle dernier. Il n’y a toujours pas de fumée sans feu dans ce monde, cette manière de procéder a bien existé…
Amusant non ?
*un nyctalope c’est quelqu’un qui voit bien dans l’obscurité ou la nuit. Les animaux à mode de vie nocturne notamment.
Toute la flore citée figure sur cette image. Mousse ente les tuiles, lichens gris, succulentes, graminées et les polypodes à droite dont on voit les sores ou groupes de sporanges contenant les spores. (Partie marron qui ressemble à de la rouille)