Tartarin des Mureaux.

L’égalité des chances… Il ne suffit pas de la décréter. Je me suis souvenu de Tartarin des Mureaux, on peut dire qu’il a eu de la chance. Sans notre rencontre fortuite, il en serait encore à traquer l’éléphant là où il n’y en a pas. Cela fait partie des coups chanceux bien plus que d’une réussite planifiée. Comment voulez-vous avoir le regard à la fois bienveillant et objectif lorsque l’adulte est aussi déboussolé que certains enfants dont il a la charge ?

Vous ne pouvez pas imaginer les surprises que recèle une salle de classe. On peut traverser des années scolaires sans jamais s’étonner de rien… La routine ou l’usure. Face à l’incompréhension puis l’impuissance, on oublie, on ignore, on se résigne, on s’habitue à ne plus voir pour échapper à la névrose ou à la démission.

J’ai connu des gens usés qui devaient se « dépatouiller » tout seuls. Ils se protégeaient en se forgeant des carapaces en acier trempé pour ne plus voir ni entendre, afin que leur cœur en fusion n’explose au grand jour.

Dans le secret de leur classe, ils parviennent à gérer tant bien que mal, leur stress, leur malaise, leur mal-être et leur échec permanent face à certains enfants en détresse. Et, dès qu’un regard extérieur vient éclairer « leur secret », il faut les voir se contorsionner, se justifier, se liquéfier au point de vous déstabiliser par tant d’angoisse déversée d’un seul coup. Il faut, alors, se préserver de la contamination, garder son calme et rassurer. Rassurer ? Faire comprendre qu’on est là pour épauler, partager, comprendre… mais gare au soulagement ou à ceux qui ne souhaitent plus rien, préférant être ignorés.

J’avais repéré un petit garçon souriant au fond d’une classe. Son sourire trop insistant clignotait comme un appel au-secours. Il se tendait vers moi et m’aspirait. Voyant que mon attention se portait sur lui, la maîtresse me dit :
– Ah, celui-là…
Celui-là, je demandai à le rencontrer. Un enfant en miettes, surprenant. Je n’ai pas pu placer un mot pendant deux entretiens. Je l’ai laissé venir.

Tartarin des Mureaux m’a raconté ses vacances au Maroc et ses chasses épiques aux lions et éléphants. Il les attrapait par la queue, les faisait tournoyer au-dessus de sa tête avant de les écraser contre des rochers. Ses courts silences ponctués de sourires interrogateurs étaient friands de mes réactions admiratives devant tant de courage. A aucun moment il ne s’est inquiété de savoir si je le croyais. Il était là pour se refaire une valeur et comptait bien sur moi pour l’y aider. Ce n’était pas du délire mais une étape nécessaire, c’est ainsi que je l’ai compris.

Il a fallu du temps pour revenir sur terre. Un jour, alors que j’allais le chercher dans sa classe, il n’était plus à sa place. Absent ? Non, il était au piquet sous le bureau de sa maîtresse, juste entre ses jambes. Arrivé dans ma salle, il réclama un stylo, du papier et de la lecture : « Fais-moi écrire, fais-moi lire » Il n’avait plus de cahier et avait perdu l’usage du stylo.
Dialoguer avec l’enseignante était peine perdue tant le rejet était fort. Il fallait d’abord faire ses preuves, attendre un frémissement dans la classe pour être crédible.
En confiance, Tartarin oublia ses chasses miraculeuses, il ne traquait plus que le phonème et le graphème ces bêtes tout aussi mystérieuses pour lui. Il remplissait sa besace de syllabes, de mots puis de phrases. Ce fut son plus beau trophée, son plus éclatant palmarès.

Juste à côté, comme par contamination…
Je ne peux m’empêcher de faire une digression pour aller dans la classe voisine où vivait, mais très mal, un grand gaillard athlétique qui n’avait plus pour son enseignement qu’une fillette fluette. La seule qui l’écoutait, sa bouée de sauvetage. Je l’ai vu au cours d’une séance de gym seul face à elle et tous les autres se battant aux quatre coins du gymnase. Lorsque je l’approchais, il tremblait ne savait plus parler… Je prétextais une visite urgente pour le quitter avant qu’il n’explose.
Pendant que nous « parlions », ses élèves le traitaient de tous les noms d’oiseaux. Il n’entendait rien mais rien du tout ! Cet homme et ces enfants étaient en danger. Il a fallu créer une cellule de soutien pour tenter de sauver tout ce monde.
Ce roc rempli de fragilité m’a fait comprendre que la force ne s’habille pas d’apparence. Quant à Tartarin, s’il possède un brin de mémoire, doit bien rire de ses exploits de naguère… Moi j’en souris encore. Il a failli rester en rade, lui aussi a fait partie de ces rencontres qui parlent de la vie des gens en plein désespoir…

3 Comments

  1. On sent beaucoup de souffrances, côté enseignants et élèves..l’apprivoisement mutuel n’est pas aisé, alors la compréhension et l’apprentissage!
    Je me suis occupée, en temps que parents d’élèves de classes de SEGPA dont personne ne voulait, ayant eu moi même deux enfants apprenant plus que très bien à l’école, et un troisième qui la rejeta, dans sa globalité, son système..tout…(ce n’est pas pour rien que l’on surnomme l’éducation nationale le mamouth, voyez Simon, un nom d’animal 😉 ) Aucune place n’est faite pour ces enfants non adaptés…quelque en soit la cause..

  2. Oui, beaucoup de bienveillance et d’écoute. Le problème maintenant c’est que ces enfants en détresse sont tellement nombreux qu’il doit être très difficile voire impossible de les remettre dans le droit chemin de l’école. Sans parler de la violence, quand on voit des gamins braquer leur professeur avec une arme à feu… Je souhaite beaucoup de courage aux enseignants.

    1. C’était déjà prévisible à l’époque.
      J’habitais en HLM avec eux, j’étais connu pour m’occuper de leurs frères et sœurs, ils éventraient la poussette de mon fils à coups de couteaux… prémices déjà.
      Bon, bon, bonsoir 🙂

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