A mes petites filles, ce souvenir qui perpétue nos racines.
Plus on vieillit, plus on retourne en enfance, dit-on.
On s’en fiche du « dit-on », venez, je vous emmène au fond de la Navaggia…
J’avais dix ans, j’étais en culottes courtes et en spartiates.
L’automne allait débuter, bientôt.
Un mois plus tôt vers la fin août, grand-mère nous prévenait. Il est temps d’aller aux figues.
Mes grands-parents entretenaient, en métayage, « un ficaghju » et « un castagnettu », une figueraie et une petite châtaigneraie sur le chemin qui mène à Archigna. Un endroit assez éloigné de notre habitation, accessible par un petit chemin à travers maquis, aujourd’hui on y passe en voiture. Grand-mère était déjà âgée et faire le retour avec des gros paniers remplis de figues n’était pas une sinécure.
Les figuiers, très anciens, avaient été taillés de sorte que les branches tortueuses, ne sachant plus quel zigzag inventer, continuaient à pousser à l’horizontale afin que le plus gros des figues soit accessible en restant à terre. J’étais le singe de service pour cueillir les plus hautes et cela me plaisait beaucoup. J’avais l’impression d’accomplir une mission importante en grimpant à l’arbre avec mon panier en osier accroché à la ceinture.
A part la variété de grosses figues d’un velours violet soutenu, très longues, ovales, une variété ancienne, qui gonflaient puis se craquelaient de fissures blanches en parvenant à maturité, nous préférions les blanches dont la saveur nous semblait plus délicate.
Nous les tâtions une par une afin de juger, à leur souplesse, leur degré de maturité.
J’avalais les plus molles qui risquaient de s’écraser dans le panier, sous le poids des autres.
Je les posais sur la langue avant d’exercer une pression contre le palais pour les aplatir, j’appuyais un peu plus fort, une tension s’opérait sur les bords gonflés et hop ! Elles éclataient libérant tous les arômes d’un fruit bien mûr. Les yeux fermés, je savourais cet instant divin que seuls les petits campagnards savent sublimer. L’urbain ne connais pas ces petits plaisirs et n’a jamais vu un figuier.
Celles qui ne tenaient plus qu’à un fil, fripées, presque rabougries, prêtes à chuter, gorgées de sucre, étaient mes préférées.
C’est mon grand oncle Rigobert qui m’avait initié à la figue « écrasée ». Il arrivait de Paris tous trois ou quatre ans à la fin du mois d’août.
Devant notre maison, à quelques mètres au-dessus de la décharge du quartier trônait un vieux figuier. Tonton me montrait celles chues sur un vieil ustensile rouillé.
« Les meilleurs fruits » disait-il, qui pourtant faisaient triste mine. Parvenus à l’extrême maturité, ils avaient lâché prise et s’étaient écrasés affichant une mollesse de marisque gorgée de saveurs.
Oncle Rigobert ramassait d’abord celles qui s’étaient affaissées sur une pierre. Il levait le visage au ciel tenant la figue par le pédoncule au-dessus de sa bouche largement ouverte, il l’enfournait, mâchouillait lentement la friandise dont la texture rappelait celle de la pâte de fruit. Puis, dans un dernier serrement de gosier pour avaler la pâte molle, libérait un « hummm » allongé pour partager et mieux communiquer le plaisir d’un retour à ses racines. Il se remémorait l’enfance.
J’avais gardé ce souvenir et perpétuait, chaque début d’automne, son geste de gobeur de figues mollassonnes.
Certaines années de forte production, nous y allions avec l’âne de grand-père pour transporter des quantités plus importantes à chaque voyage.
Sur une grande claire-voie grillagée, aux mailles serrées, grand-mère faisait sécher les plus belles figues, les plus saines et suffisamment mûres, qui ne présentaient aucune blessure, aucun défaut. Les guêpes attirées par une forte concentration de sucre en étaient friandes, nous les chassions avec un torchon ou le balai confectionné de branches de bruyère, destiné à la cheminée.
Minnana avait son idée. Elle nous confectionnait des petits sacs en toile qui se fermaient en tirant sur un cordon comme on ferme une bourse et que nous portions à la ceinture les jours de classe. Avec les noix, c’était notre collation vitaminée à la récré hivernale pour reprendre des forces avant d’attaquer les mathématiques sur le coup de dix heures trente ou pour aborder la séance de sport, l’après-midi. On les appelait « i sachetta », les sachets, tous différents, dont la toile était prélevée dans des robes usagées. Une toile renforcée pour que nos petits sacs résistent à cours élémentaires et cours moyens, tout le cycle primaire.
Pour rien au monde nous n’aurions cédé à quelqu’un « u sachettu di minnana ». (Le sachet de grand-mère)
A la sortie de l’école, parfois, nous faisions une halte sur une place pour jouer avec les noix que nous réservions pour cet usage. C’était l’occasion de gagner une pièce de vingt centimes de franc qui nous donnait accès aux cigarettes en chocolat ou aux allumettes en sucre. Lorsque nous avions les deux cela nous permettait d’imiter nos pères en faisant semblant d’allumer une gitane ou une gauloise caporal, la cigarette du pauvre avec la Cyrnea.
Dans un cercle d’une vingtaine de centimètres de diamètre tracé sur le sol, le plus fortuné plaçait une noix surmontée d’une pièce, au centre du rond. Les « tireurs » qui devaient déloger la pièce hors du cercle se plaçaient à trois ou quatre mètres derrière un trait et lançaient les noix en visant la cible. Toutes les noix perdues étaient ramassées par celui qui avait misé sa pièce. Ce n’était pas une mince affaire, la récolte de noix était abondante pour le « miseur », rares étaient les fois où l’on réussissait à gagner le sou qui tombait souvent sur place sans quitter le cercle.
Ce jeu saisonnier nous changeait de la sempiternelle partie de billes.
Presque instinctivement, et je commence à comprendre pourquoi, j’ai planté huit figuiers dans mon jardin pour mes petites filles. J’ai procédé par marcottage aérien dont la réussite frise les 100 %. J’espère ainsi qu’il leur restera un vague héritage de ce mode de vie presque antique. Des figuiers, on n’en voit plus beaucoup par ici, ce sera une renaissance. Puis, chacun, chacune puisque nous n’avons que petites filles, évoluera à sa guise…
Pour le marcottage aérien, au début du printemps et même en autre saison, il suffit de découvrir un bourgeon en enlevant une bout d’écorce puis d’emmailloter la partie blessée dans un sachet rempli de terreau humide. L’arbre s’occupera du reste en développant des racines. C’est un plaisir pour moi car je songe, ce faisant, aux futures générations qui vont profiter de la fructification.
Petites filles si vous lisez ce texte un jour, pensez à la figue aplatie après une chute sur une pierre. C’est qu’elle est bien mûre.
Ne la négligez pas, fermez les yeux et promenez-la entre langue et palais jusqu’au fond du gosier. Tout doucement, faisait des allers et retours multiples, mâchouillez, puis par surprise donnez le coup de grâce en l’éclatant afin que vos papilles s’imprègnent de toutes ses saveurs sucrées, elle vous parlera de vos aïeux.
J’espère ne pas être le dernier des mohicans dans la famille à déguster ces fruits trop mûrs, tombés à terre, qui vous embarquent dans le temps.
Les yeux fermés, le plaisir en alerte, voyagez donc, ne songez aux limites, papillonnez, c’est la vie qui vous invite à danser les moments qui passent…
Quand vous étiez petites, il est temps de songer aux figues…




Des souvenirs savoureux (dans tous les sens du terme).
Et en prime de Si jolies petites filles !
🙂
Merci Chat.