Jeannette était la cousine germaine de ma grand-mère. Comme beaucoup de gens du village, elle était partie « faire sa vie » sur le continent. Une histoire banale comme toutes les histoires d’une vie.
Dans nos quartiers, beaucoup pensaient que tous ces expatriés avaient « des belles places ». D’ailleurs à ce sujet, une anecdote me revient à l’esprit. C’était l’été, une personne née dans le quartier revenait pour les vacances. Un villageois l’interpella :
– Tu es où pendant l’année.
– A Paris.
– A Paris ni ? Alors, tu n’es pas à compiègne ! (Traduction littérale du corse « à cumpieghja » = à plaindre)
– Non, non, pas à Compiègne, je suis à Paris même !
– C’est bien ce que je dis, tu n’es pas à compiègne !
La belle vie continentale était souvent une vue de l’esprit pour les gens restés au village. Ils pensaient que de l’autre côté de la méditerranée c’était cocagne. Sur le même registre, j’ai connu un sarde qui, parvenu à la retraite, n’osait plus retourner dans son île car dans son village tout le monde pensait qu’il avait fait fortune. Il était honteux d’avoir tant manqué chez lui pour revenir sans posséder belle maison ni belle voiture avec maigre pension.
Nos parents et grands-parents se contentaient de servir les plus fortunés, du salaire qu’ils voulaient bien leur verser… ils se donnaient un statut de misérables. Ce n’était pas toujours le cas. Des liens d’amitié se nouaient parfois entre employeur et employé, chacun y trouvait son compte. La vie par ici n’était pas forcément la plus détestable…
Jeannette de la Navaggia, di i Bascheri, revenait tous les ans au mois d’août et son arrivée était très attendue. Plusieurs semaines avant, ma grand-mère en parlait déjà, la bonne humeur allait crescendo dans le foyer à l’approche du mois d’août. Les deux cousines étaient très proches l’une de l’autre, leur enfance difficile les avait soudées au point que leur séparation fut un déchirement.
Employée comme aide-soignante à la Timone, notre parente s’était mariée avec un patient, gravement brûlé et très handicapé, qu’elle avait côtoyé sur une longue période. Lui était très amoureux et elle très admirative de ses connaissances largement supérieures aux siennes. Un amour patiemment construit bien qu’il ne fût, pour l’un comme pour l’autre, fondé sur le même sentiment amoureux. Il se vantait volontiers de plaire aux femmes, elle s’en amusait et ne montrait aucune jalousie. Je crois que ce fut pour elle, un mariage de raison, sans en être totalement certain. De cette union survenue sur le tard, il n’y eut aucune descendance.
Le retour annuel de Jeannette était un émerveillement. Elle débarquait avec des batteries de casseroles pour sa cousine, des habits, des chaussures et bien d’autres surprises pour le reste de la famille. Elle était très fière de rapporter un peu de bonheur dans le quartier de sa jeunesse. Nous, les tout jeunes, étions bien sages, assis autour de la table. C’était un rituel imposé pour saluer son retour. Elle nous faisait patienter mais nous savions qu’elle finirait par sortir sa grosse pièce de cinq francs en argent pour la Saint Laurent et une autre, mais plus tard avant son départ, pour nos anniversaires à venir. C’était sa manière de justifier son expatriation et de montrer sa réussite, plus avec plaisir qu’ostentation.
Durant tout le mois d’août, les enfants n’avaient rien à craindre et pouvaient se dépenser sans se préoccuper des bobos. Jeannette devenue infirmière le temps d’un été, soignait tous les gamins de la Navaggia. Que l’un d’entre nous revienne « spatidatu » (genou couronné) et la voilà qui débarquait avec son flacon de poudre de sulfamide pour prévenir les infections et favoriser la cicatrisation. Lorsque les mères détournaient la tête pour ne pas voir les blessures et souffrir à la place de leurs enfants, Jeannette se montrait stoïque, totalement insensible comme à l’hôpital. C’était son mois de gloire, elle montait en grade agissant en mère toubib du quartier.
Avec Jeannot, la tchatche et la gouaille marseillaise étaient délocalisées, en vadrouille estivale dans le fond de la Navaggia. L’homme était de bonne humeur, très avenant et toujours très enjoué pour raconter sa vie amoureuse.
Durant les veillées, il se pavanait, paradait, racontant ses exploits dont on se demandait quelle était la part de vérité. Il aimait raconter ses ébats amoureux avec de très belles femmes, toujours plantureuses, que chacun imaginait facilement tant il était convaincant et imagé dans ses récits. Des femmes aux formes généreuses, aux seins à assommer ou étouffer le plus goulu des hommes. Toutes rêvaient de lui et de son charisme inexistant. Très enclin à jouer du pipeau, il était volubile et hautement persuasif au point que son épouse se montrait très attentive, écarquillant les yeux, ponctuant de hochements de tête certains faits racontés qu’elle apprenait en même temps que nous. Parfois, agacée d’entendre toujours les mêmes frasques érotiques, même scenario mais épisodes différents, elle le bousculait un peu, le repoussait d’une rebuffade, ou l’ébranlait d’un coup d’épaule exaspéré, estimant qu’il en faisait trop. Il s’éteignait alors, devant ses injonctions en changeant de sujet. On ne l’entendait plus lorsqu’elle anesthésiait ses fantasmes.
Une année, Jeannot, c’était presque un titre de bande dessinée, « Jeannot et Jeannette » comme « Sylvain et Sylvette », m’avait promis des boules de pétanque pour l’été suivant. C’étaient mes débuts dans la discipline et je ne jouais qu’avec les boules qu’on voulait bien me prêter. J’ai passé tout un an à rêver de parties magiques à la Piazzona ou au groupe scolaire. Des boules de Marseille, vous imaginez ! Le pays de la pétanque ! Il m’en avait parlé en long et en large… des boules capables de gagner une partie toutes seules, tellement elles étaient dociles et savantes. Cela m’a rappelé « Les trois messes basses » d’Alphonse Daudet et le jeune clerc Garrigou tentant le curé Dom Balaguère, lui décrivant les plats qu’on allait servir après la dernière messe de minuit. J’étais pressé de les voir, je les avais déjà en main et tous les pétanqueurs des environs avaient du souci à se faire… Peuchère !
Ma déception, après une si longue attente, fut à la hauteur de mes espoirs : des boules en bois, cloutées, légères, qui bondissaient plus qu’elles ne roulaient. Des boules folles qui ne connaissaient pas la ligne droite, capricieuses, elles n’en faisaient qu’à leur bille. Jeannot n’avait jamais fréquenté un boulodrome de sa vie et continuait à vanter la qualité de ces sphères recouvertes de têtes de clous rouillés qui se chevauchaient. Des centaines de clous à se demander comment il était possible d’enfoncer tout cet attirail sans fendre le bois, un mystère. Je crois qu’au premier carreau, elles auraient explosé rendant toutes leurs dents.
Lorsque août tirait sa révérence, au seuil de septembre, Jeannette était sur le départ. Un instant son esprit titillait la notion de temps : Encore une année sans se voir ! disait-elle.
Au moment de quitter Piazza di Codu, ce n’était que déchirements et embrassades interminables. Les deux cousines germaines pleuraient, enlacées, se regardaient, se caressaient le visage, s’étreignaient encore et encore… La 2CV de Jeannot s’ébranlait, toussait, tressautait, cahotait encore dans la petite ligne droite qui menait à la Sorba puis disparaissait dans le tournant de Pilili dans un coup de klaxon tonitruant. Les mains des uns et des autres s’agitaient en signe d’aurevoir et puis la tête basse, quelques sanglots étouffés, chacun regagnait sa demeure. La Navaggia s’éteignait et retrouvait ses quartiers d’hiver bien avant l’arrivée de l’automne.
« Jeannette est partie » disait grand-mère, « Forza, Diu farà… » (Espérons que Dieu…) « Dinò un’annu… » (Encore un an à attendre)
Les années ont passé. Grand-mère et Jeannette sont dans l’arrière-temps depuis belle lurette… Quarante ans déjà… La notion de temps, vous dis-je ! … La notion de temps que diable !
Ce rouleau compresseur sans états d’âme, sans haine mais sans pitié, nous transporte sur son diable de déménageur vers l’avenir qui affiche en filigrane le mot « fin » … La mémoire tournée vers le passé pour ne rien voir venir… Un avenir pour en finir…
Voyez-vous passer ce temps ?
Ce texte est une remise à jour.
Il y avait un commentaire sur la première version… Il y en a tellement peu que je me suis résolu à le remettre ici. C’est toujours un plaisir et un encouragement.
Cher lecteur, merci d’être passé par ici.
1. Balducchi Marie-Thérèse dit :
28 octobre 2012 à 16:03 (Modifier)
Merci Monsieur, pour ces textes délicieux, c’est un plaisir de vous lire .
Deux sacrés personnages que JEANNOT & JEANNETTE (indissociables du patriarche Zi’ Ghj’iuani) qui ont marqué plusieurs générations de notre quartier (depuis les années 1960’s) contemporains de nos parents et grands-parents. Certains aînés se souviendront, avec une bouffée de bonne humeur, de cet inoubliable couple « avè l’accent marseillais » et leur fameuse 2CV bleue métallisée. Autres temps, autres (belles) anecdotes. Merci pour cette sympathique description, Simon.
il est vrai Simon je m’en souviens très bien quand ils arrivaient et comme dit jean Paul l’accent de Marseille les années passent comme tu dis mais les souvenirs restent …
et toi tu es là pour nous faire vivre nos souvenirs …toujours plaisir de te lire
Un très beau texte qu’il rappelle de très bon souvenir Merci beaucoup pour tes textes
Très beau et touchant Jeannette était la soeur aînée de mon grand-père Simon DOMINATI