C’était il y a quelques jours.
Quelqu’un me portait un panier de ses premiers légumes.
J’appelle cela les produits du jardin ami, chacun fait plaisir à l’autre à sa manière.
En voyant ces légumes biscornus, torturés, carencés en apparence, presque rachitiques, les aubergines notamment qui semblaient s’être recroquevillées sous l’effet de la sècheresse, me vint un sentiment de pitié.
Les poivrons, petits, guère plus grands qu’un abricot mais nettement plus ridés et creusés, offraient une paroi maigrichonne à chair minimale.
Très peu de muscle mais, oh surprise, un parfum sublimé à la coupe.
C’est à ce moment que l’idée des chippendales m’est venue instantanément, sans aucune réflexion préalable. J’ai pensé à ces légumes de rêve qui affichent une vitalité peu commune, une brillance incomparable à faire craquer plus d’une ménagère de passage dans les rayons d’un supermarché.
J’imaginais ces poivrons chippendales faisant ressortir leurs muscles lustrés, leur peau lisse et douce au toucher à tenter la plus froide des cuisinières et même le plus rustique des cuisiniers.
On s’extasie devant une telle santé apparente.
Des tomates XXL, supposément gorgées de soleil, des concombres combres combres, dirait la chanson, calibrés en ogives à canon, des aubergines gines gines, lustrées et brillantes comme un ciré neuf, gonflées à bloc, prêtes à exploser. Que du bel effet, tout pour l’œil.
On caresse, on tâte, on rêve puis on se laisse faire. On craque et hop ! Dans le panier !
Pourtant tout le monde le sait, ces légumes de saison et même hors de saison, sont gorgés « d’amphétamines », je veux dire qu’ils sont dopés. Leur chair épaisse, qui respire la bonne santé à tenter la couverture d’un magazine, n’exprime qu’un très faible fumet et libère beaucoup d’eau. De la flotte au prix fort. Ça pèse en H2O et ça nourrit les grandes surfaces, comme les intermédiaires grossistes en monnaie sonnante et trébuchante.
Le plus triste est de constater qu’on se laisse toujours avoir, c’est un réflexe acquis, une sorte de réaction pavlovienne presque inévitable. C’est étudié pour, les apprentis sorciers sont là pour ça, pour la santé des gros portemonnaies.

Ce matin, je regardais les poivrons multicolores de mon panier offert. Des gringalets, mais pas tristes du tout, finalement. J’avais l’impression qu’ils avaient envie de converser avec moi :
– Allez ! Fais-nous sauter ! Emmène-nous au bal du faitout ! Bouge-toi ! Fais quelque chose !
– Bon d’accord, je vais vous tourner en piperade.
– En quoi ? Pipe quoi ? Me lança le plus ancien, tout cramoisi.
– Tu vas voir c’est sympa la piperade, tu vas danser, virevolter sous la cuillère en bois, la musique est bonne, de plus, on l’adore en la découvrant toute «entomatée».
Pour mon goût, je vous relèverai d’une pointe de piment d’Espelette.
Tu connais Espelette ? C’est un petit coin charmant, on y voit des colliers rouge vif aux fenêtres, c’est la parade estivale de vos cousins piments.
Ça va vous piquer un peu mais vous chanterez sur les papilles un petit air d’opéra.
Voilà la brève conversation que nous eûmes, les poivrons et moi.
J’ai eu la nette impression que mon idée leur convenait car, à la coupe, ils m’ont pulvérisé une bouffée de parfum à la fragrance poivronnade des champs.
– Tu sens ce parfum du midi ? Me disait l’un d’entr’eux.
C’était sympa et prometteur… pas comme ces prétentieux qui paradent dans les cageots, qui font les beaux et puis se dégonflent en eau plate.
– Laisse tomber les chippendales, c’est de la gonflette, vive les gringalets de nos jardins ! S’écria un chétif du potager ami.
Ah, ils étaient remontés, c’est tout juste s’ils ne me demandaient d’aller manifester avec eux entre les rayons d’un grossiste des quatre saisons toute l’année.
Ma base piperade est prête, il me reste à discuter avec le riz basmati et quelques cuisses de poulet qui passeront sans doute au four pour «croustille ».
Les petites filles adorent manger les pilons façon préhistorique.
La tenue en massue ou en gourdin de la guerre du feu, les amuse beaucoup.
Ah, j’allais oublier les souffreteux.
Une tête d’ail dans un filet en plastique rouge coquelicot. Une seule tête par filet, venue du Mexique.
En appuyant sur un cayeux, il en est sorti une sorte de fumée, tut ! tut ! Il a failli klaxonner.
Le cayeux voisin, tout mou, était pourri… Bref, un si grand voyage pour arriver flagada dans une cuisine, est-ce que ce monde est vraiment sérieux ?
Il va bien falloir un jour s’y mettre et se montrer responsable dans les achats.
Nous sommes vraiment contaminés par la folie des vitrines, des choses qui brillent, qui trompent le monde et ne valent rien de bon.
Du toc appliqué aux légumes, du strass et des paillettes pour façade légumière…


Un billet cuisiné comme je les aime.
Un régal. 🐾😻🐾
Et moi, je m’amuse à écrire, comme un petit fou.