Je m’étais laissé surprendre par la nuit.
J’avais oublié de fermer les poules.
Je file au jardin, ma petite fille me suit. Elle aussi avait oublié.
Juste devant la barrière, à travers les branches basses du noyer, une lampe m’éclaire le visage. C’est inhabituel.
Aussitôt, je m’écrie :
– Regarde la lune est tombée dans le bassin !
Un moment de silence, puis un éclat de rire :
– Il faut la sauver ! lâche Anna Livia.
Elle sait que je rigole et elle aime ce jeu. Elle m’appelle « coquin missiaù », d’ailleurs.
La lune est vivante et semble avoir froid. Elle frissonne, tremble, parfois se fractionne sous les coups de rames des rainettes. On dirait qu’elles sont intriguées de voir cette lumière pâle éclairer leur bassin de l’intérieur.
C’est le moment de s’asseoir sur les marches qui conduisent au bas du jardin.
Dérangées par notre arrivée intempestive, les grenouilles ont plongé vers le fond.
Leur chant a cessé, le calme est revenu, seule la surface de l’eau ondule sans faire de bruit et berce la lune.
Inutile de parler, il suffit de regarder le miroir de l’onde et s’évader.
Je laisse l’imagination d’une petite fille songeuse se perdre dans un monde que je ne connais pas.
Cette image l’intrigue. C’est la première fois qu’elle découvre un élément céleste qui se baigne en cachette la nuit, en croyant que personne ne le verra.
La petite fille se tient le menton, pensive.
La vue s’est accommodée à l’obscurité. On devine les rainettes revenues à la surface à leurs yeux globuleux, elles attendent qu’on parte pour dédier leur chanson à la nuit étoilée.
Là-haut, au-dessus de nos têtes, l’original de Séléné est immobile. Dans un mouvement de va et vient entre le ciel et l’onde légèrement gondolée, le regard d’une enfant se fabrique des souvenirs. Je ne dis rien. Elle invente ce qu’elle veut. Elle seule sait jusqu’où vagabondent ses idées. C’est son secret, son secret pour plus tard… peut-être.
Ces moments n’existent qu’à la campagne loin des villes.
Ils sont rares, inattendus, se fixent au plus profond de l’âme. Pas tous, chacun fait sa sélection, s’attarde sur ces situations, exprès, en espérant donner liberté à une imagination féconde. L’inconscient garde secret ce moment imprévu…
Un jour peut-être, un lieu, un autre clair de lune ou même une pluie d’automne, déclencheront le rêve d’un soir sur le chemin d’un poulailler. Un disque qui flotte décrochera un sourire pendant qu’un regard se perd dans le monde mystérieux d’une autre galaxie… un esprit se souvient de moments heureux.
L’imaginaire est magique, il met le réel en perspective.
Sa bobine enregistre un parcours de vie.
Lorsque la lumière s’éteindra pour laisser place au projectionniste des rêves… qu’en restera-t-il ?
C’est la part d’ombre sur le chemin d’une vie, l’acquis est trié, sélectionné au passage… comme un semblant de liberté.
Peut-être un peu de liberté.
L’inconscient choisit ce que le conscient néglige et comme un interrupteur « va et vient », l’un joue à éteindre quand l’autre allume.
La lune blafarde a peut-être installé un clignotant dans un coin de la mémoire d’une fillette.
J’ai toujours rêvé de la sorte, j’ai connu plusieurs lunes qui m’éclairent chaque soir devant mon clavier.
Eh Missiau ! Faut pas oublier de fermer les poules !
La lune m’avait emmené visiter les étoiles…
L’enfance construit l’avenir et le présent se souvient du passé lorsque l’édifice humain est bien ancré sur ses fondations. La nostalgie n’existe pas, c’est ainsi que l’on nomme l’unicité d’une vie, un être fortement enraciné dans un passé qui inlassablement fait palpiter son présent.