Comme les valses de Vienne que deviennent les mamies…

Il était une fois, un petit garçon de 8 ans très fâché avec la lecture.

François vivait dans une famille bourgeoise de hauts fonctionnaires.
Il était amusant, de bonne compagnie, souriant mais torturé car il ne voulait pas entendre parler de lecture.
Langage très élaboré, il était capable de tenir un long discours avec force circonvolutions, toujours pour vous éloigner du contexte scolaire et faire diversion.
Son aversion pour la lecture et ce qui la touchait de près ou de loin se manifestait par mimiques répulsives qui fronçaient son visage. Front et narines en témoignaient le dégoût.
Ses parents, absorbés par de hautes préoccupations, n’étaient pas très présents, ne se faisaient guère de soucis pour leur enfant au langage savant en apparence. L’enfant était capable de soutenir une thèse sur des sujets presque philosophiques.
Il était encadré en permanence par ses deux grands-mères.
Elles jouaient à lui faire classe à longueur de journée et l’instruisaient en lui lisant des encyclopédies.
Silencieux, il absorbait des connaissances, regardait ses aïeules avec un petit sourire narquois.
Elles le nourrissaient de haute culture, très peu de scolaire dont il avait besoin.
Il s’amusait de les voir jouer aux maîtresses en les poussant jusqu’à l’exaspération pour les tourner en bourriques. Constamment pris en étau par ses mamies persuadées de le conduire au sommet du savoir, il se débattait pour échapper à la tenaille.
Elles l’aimaient leur François, l’adoraient, l’idolâtraient presque et voulaient en faire le plus beau fleuron de la famille.
Elles ignoraient que le marionnettiste c’était lui et elles les marionnettes. Dans leur naïveté profonde, elles avaient perdu toute lucidité.
Notre François, entre névrose et rébellion, il avait choisi la névrose. La fuite en avant…*

En le regardant évoluer presque avec distance en prenant du recul, un recul de refus, j’ai pensé à Montaigne.

Son regard bleu et franc gardait un fond de méfiance, cherchant à faire le tri dans tout ce que je disais, scrutant sur mon visage le moindre signe révélateur d’une approche scolaire.
Les mains gourdes, il scribouillait, l’esprit à sauts et à gambades, François n’arrêtait pas de cabrioler, de se rouler inlassablement dans les digressions.
Il était incapable de tenir le cap sur un but précis, de mener un objectif à son terme. En cheminant, il perdait le fil conducteur, sautait du train en marche de sorte que la ligne AB n’était ni rectiligne ni courbe ni brisée ni même en pointillés. Il partait bien de A par la force des choses mais la bifurcation le conduisait toujours ailleurs, ou à côté pour regarder les autres passer…
Il s’attardait sur un quai ou en rase campagne sans jamais approcher la destination.

Lorsque je pointais ses égarements, il faisait diversion :
– Elle est belle ta salle. Tu es locataire ou propriétaire ? Me soufflait-il.

Son intérêt de courte durée pour les choses scolaires me condamnait à procéder par doses homéopathiques et désensibilisations savamment administrées.
De temps en temps, je lui présentais un texte plus long afin de mesurer le degré de ses réactions répulsives visibles sur son nez qu’il avait pris l’habitude de froncer plus ou moins longtemps, avec des plis plus ou moins prononcés. De la sorte, je savais instantanément s’il fallait lui retirer immédiatement le texte de la vue ou insister un peu pour tenter l’aventure. En effet, la durée d’un effort était pour lui une trop grande aventure. Il préférait errer, musarder ici ou là du côté de son plaisir immédiat plutôt que s’astreindre à suivre un long parcours dont l’intérêt ne lui était pas de suite évident.
– J’aime pas les gros livres. T’as pas le « Chat botté » par hasard ?
– Oui, viens voir.
– T’as pas plus p’tit ?
– Non, Chat botté, c’est le seul.
– T’inquiète, c’est pas grave, je l’ai à la maison.

François avait pris l’habitude de rassurer les adultes, parfois de relativiser et si Montaigne, le vrai, aurait pu dire « Je doute donc je suis ».
Montaigne le nôtre, pensait sans doute : « Je déroute donc je suis ». 

Dites-moi, que deviennent, que deviennent… que reviennent les mamies ?

Dommage, je ne connais pas la suite de l’histoire.
J’aurais bien aimé savoir ce qu’il est devenu, il me ressemblait tant lorsque j’avais son âge.
Je menais un pareil combat de résistant à la lecture mais je n’avais pas les mêmes soutiens…
Je me débattais, me construisais tout seul.

*Fuite en avant : En psychologie, c’est fuir les problèmes sans jamais chercher à les résoudre.

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