Il avait perdu son âme.

                              

DSC_3583-001Les couleurs de l’automne, les couleurs de la fin.
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J’ai fait la connaissance de Francis dans les années quatre-vingts. Une rencontre fortuite, un jour à l’apéro chez des amis. Il était très volubile bien plus que moi qui passe pour un bavard inarrêtable. Nous avons beaucoup rit et depuis ce jour-là, il demandait à ses amis de m’inviter chaque fois qu’il leur rendait visite.

Il était toujours par monts et par vaux, en semi retraite. Son métier de plongeur pour réparer les coques des bateaux n’était pas courant en France. Il séjournait au Canada pour assouvir sa passion puis revenait dans la région parisienne faire un break assez long car son job n’était pas de tout repos. Il adorait la plongée sous-marine.

Il avait le physique d’un baroudeur. J’ignore si l’expression est valide mais je le pense ainsi. Un homme grand, solide, une barbe à la Ivan Rebroff et le sourire toujours bien accroché. Tout respirait l’indépendance et la liberté tant dans ses comportements que dans ses dires. Une sorte de grand sachem en vadrouille loin de sa tribu. Il ne manquait jamais de me rencontrer pour que nous passions une après-midi ensemble, s’il naviguait non loin de chez moi. C’était toujours un plaisir.

Lorsqu’il réussit à rassembler tous les documents nécessaires pour reconstituer sa carrière avec l’aide d’un neveu très informé à ce sujet, il se sentit pousser des ailes. La retraite qu’on lui proposait lui convenait parfaitement, c’était inespéré pour lui. Il nous convia tous chez Charlot place Clichy, le roi des coquillages dans Paname. Ce fut un déjeuner inoubliable car je n’étais pas habitué à être surveillé pendant les repas. Un sorte de vigile veillait juste à côté et intervenait assez souvent avec sa brosse et sa pelle de table pour nous débarrasser des miettes que nous semions avec nos gestes peu académiques pour un tel endroit. En quittant la table, ce furent salamalecs et remises des vestes dans les règles de l’art du coin. Je me suis dépêché de sortir tant cela me gênait. Le repas fut mémorable, j’y retournerais volontiers pour la dégustation et la réputation culinaire non usurpée. Mais les choses changent vite et le risque de revenir déçu n’est pas négligeable, c’est parfois ainsi la deuxième fois surtout lorsqu’elle est très espacée dans le temps. On idéalise facilement. Il nous a salués puis il est parti seul, traîner dans les rues de Paris. A pied. Il allait à l’aventure ou plutôt courir le guilledou avec un peu de monnaie… il a fini sa nuit sur un banc public. Nous l’avons retrouvé une semaine plus tard dans sa petite villa de la région parisienne qu’il désertait souvent. Ce jour-là, à la suite d’une incartade dans la rue, je m’étais interposé en écran, faisant bouclier pour le protéger… Le monde à l’envers. Cela l’a fait rire aux éclats et personne n’a osé s’approcher. Il y a des miracles qui se produisent, on m’aurait pulvérisé…

Nous nous sommes revus de nombreuses fois, y compris en Corse chez moi durant les vacances d’été. Il aimait la baroude et a flashé sur Malaga en Espagne. C’est là qu’il s’est établi pour le restant de sa vie. Il m’avait promis de revenir me voir. Il a tenu parole.

De temps en temps, je recevais un courrier qui commençait par un AMIGO tonitruant même si les voyelles et les consonnes fabriquent des syllabes, des mots, des phrases et des idées sans faire de bruit. Je sentais à travers ses expressions toute l’amitié qu’il me portait. Je n’ai jamais compris pourquoi tous mes amis avaient trente ou quarante ans de plus que moi et se montraient inconditionnels à mon égard. Une vraie amitié avec des gens souvent beaucoup plus riches que moi. Des vrais riches. J’ai toujours repoussé leurs offrandes pourtant spontanées, sans arrière-pensée. J’ai même refusé un terrain à Chantilly pour mon fils… Des choses à vous tourner la tête.

Lorsque j’ai revu Francis pour la dernière fois, c’était chez moi en Corse. Il avait rencontré une superbe femme taillée pour lui. Vivante, coquette… un couple bien assorti mais pas ce jour-là. Mon ami avait beaucoup maigri. Que lui était-il passé par la tête ? Il ne cessait de m’interpeller à ce sujet, attendant sans doute que je le félicite pour sa nouvelle ligne qui à mes yeux, le dénaturait totalement. J’ai vaguement compris que c’était pour plaire à sa belle… Ses habits mal remplis flottaient désormais et son sourire s’était éteint. Il tentait bien de rire comme avant ,mais je sentais qu’un œil guettait pour le mettre à la mesure. Francis n’était plus libre, il n’était plus lui-même. Il essayait bien quelques saillies qui tombaient à plat. Conscient de cet état nouveau, je n’étais plus d’un grand secours… nous commencions à nous perdre. Devenu mince comme un grand escogriffe plutôt décharné, son visage n’envoyait plus rien. Quelques petites lueurs velléitaires vite éteintes. C’était d’une grande tristesse parce rien n’était plus spontané comme avant, ni naturel. Il avait besoin qu’on lui dise, alors, il s’exposait et attendait un verdict qui ne viendra pas. S’il était mon ami, je ne pouvais m’infiltrer dans son nouveau choix même si j’avais compris que tout n’était pas si rose… c’était à lui seul de savoir ce qu’il voulait.

Nous nous sommes écrit pour le jour de l’an puis plus rien. Les choses n’étaient plus au beau fixe, son couple battait de l’aile, chacun prenait un peu de liberté puis ça recommençait couci couça.

J’ai appris qu’il avait définitivement quitté Malaga. Il vit désormais seul avec son nouveau copain Alzheimer. Il parait qu’il a rencontré le mauvais Alzheimer, celui qui vous arrache à votre passé mais qui vous habille d’agressivité pour vous condamner à vivre comme un prisonnier dangereux que l’on emmaillote dans une camisole de force afin de vous protéger et protéger les autres… que l’on gave de benzodiazépines et consort pour rétablir le calme…

Cela fait déjà quelques années qu’il est ainsi mais je garderai toujours l’image de ce grand gaillard au rire tonitruant qui m’a fait confiance sans que je comprenne pourquoi. C’est peut-être avec cette image toute canadienne que j’ai renforcé ma passion pour le pays du sirop d’érable. Ma vie fut une énigme, surprenante à plus d’un égard. Comment ai-je pu vivre tant de choses alors que je passais pour un solitaire, quelqu’un qui fuyait le monde et s’y plongeait pourtant, à sa manière, pour le traverser incognito ? J’ai ma petite idée.

Puisque nous ne communiquons plus, cette évocation est la célébration d’une amitié passée, toujours présente dans mes rêves d’aujourd’hui.

DSC_5717 DSC_5715On s’isole et c’est fini…

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