U sigantinu. (U sigadori, le scieur)

Grand-père était « sigantinu », il travaillait pour une grande scierie régionale et abattait les pins à la scie à bras qui nécessitait l’usage à deux.
C’était un homme ordinaire, c’est-à-dire un homme particulier comme tout un chacun avec sa face visible et sa face cachée.
Très convivial, il invitait facilement le monde entier à sa table, c’était toujours une occasion pour boire un coup de plus et pousser la chansonnette très haut avec sa tessiture de ténor. Dès que la voix de Mario Lanza s’échappait de son poste de radio posé sur la cheminée, il collait son oreille contre le haut-parleur pour accompagner le chanteur dans un crescendo très puissant.
Je l’écoutais et le regardais, souvent étonné, tant sa facilité à emboiter l’autre voix était grande.
Il pleurait, tout en émotion avec ces chansons qui évoquaient son père venu d’Italie. Il était très émotif sous des manières rustiques et une apparence rustre et fruste.
Les repas un peu arrosés se terminaient toujours par un chant venu de l’Opéra qu’il n’avait jamais connu. 
Sa voix peu commune était unanimement identifiée au village. Il avait le bel canto vissé au cœur et son cœur fondait souvent lorsqu’il entendait un succès de son ténor préféré, l’accompagnant dans Granada ou l’Ave Maria de Schubert.
Suivaient immanquablement « Baretta misgia » et « U centu sittanta trè » chansons très connues, presque des hymnes au village. La dernière citée relatait le départ à la guerre, leur arrivée à Gémenos en criant « vive les corses ».  
C’est avec ces reprises qu’il terminait son répertoire en fin de soirée.

Avec le temps et les aigreurs de la vie, son faible pour le gros rouge prenait de la marque.
Ses moments de forte griserie faisaient de lui un homme redoutable, violent dans le verbe plus que dans l’action. Ses chansons, il les chantait dans les rues du village ou sous les fenêtres des gens qu’il avait dans le nez, jusqu’à très tard dans la nuit, lorsque le monde était lourdement plongé dans les bras de Morphée. Le plus étonnant fut qu’il n’eut jamais de problèmes sérieux malgré sa véhémence dans les propos.

Mon frère et moi avons été très marqués par ses nuits de folie.
Les fins de semaine étaient parfois difficiles.
Dès le crépuscule, il quittait la maison, un peu éméché ou beaucoup chargé, nous savions qu’il allait se faire chahuter par des jeunes du village. Il était pratiquement aveugle et se déplaçait au radar de l’habitude.
Ceux qui l’excitaient pour le survolter étaient certains de ne pas être démasqués à cause de cette infirmité. Ils le tournaient en bourrique en sifflant car il était capable de les reconnaître à la voix.
Nous nous postions dans l’ombre pour le surveiller à distance, puis nous tentions de le ramener à la maison lorsque les choses devenaient plus insoutenables pour nous. Nous le prenions par les bras, cherchant à le persuader de rentrer, souvent sans succès.
Minuit était passé depuis longtemps. Parfois, lorsque nous partions à sa recherche sur le tard, nous le trouvions au fond d’un ravin avec son chien Mortier toujours à ses côtés.
Missiau qu’on appelait baba comme un deuxième papa, était couché sur le dos et chantait encore, c’est ainsi, à la voix, que nous le repérions dans les broussailles.

Tous les lundis matin, il partait en forêt, rentrait le vendredi soir.
Un camion venant de Propriano le prenait au passage avec les autres bûcherons du village. Dans sa musette, des boîtes de pâté et de sardines, du saucisson et du lard, du ficateddu et du salcicettu lorsque c’était la saison. Un pain fendu dans l’épaisseur, imbibé d’huile d’olive et fourré aux œufs frits des deux côtés, bien poivrés.
Sa boisson, une bonbonne de vin. C’était sa vitamine ou plutôt son amphétamine pour affronter le labeur. Un métier risqué, pratiqué à la scie et la hache.

Il était le plus instruit de la famille et probablement d’une intelligence supérieure aussi.
J’ignore comment il faisait avec sa myopie originelle, il lisait avec une difficulté visuelle très marquée. Les yeux au ras des pages, on aurait dit qu’il fouillait le texte comme on cherche des truffes à l’odeur. Il donnait l’impression de renifler les mots, les identifiant presque à leur parfum.
Il apprenait beaucoup en écoutant la radio et se montrait performant lors de jeux radiophoniques.
Cela m’a souvent épaté et sans doute contaminé en éveillant ma curiosité.
Il débordait d’humour et je reste persuadé que je lui dois la fibre de la dérision.

Un jour, son patron M. Mocchi qui rendait visite à ses ouvriers en forêt, le surprit assis en train de boire un coup sous un pin, en fin d’après-midi en compagnie de ses copains sylvestres. La réaction du boss fut instantanée :
– Si vous faites comme ça, je peux fermer l’entreprise. 
Baba rétorqua aussitôt :
– M. Mocchi, si vos machines fonctionnent au mazout, nous on marche au vin de Maria Barbara ! (Marchande de vin au village).
Comme ses copains, il carburait au vin, sans doute pour calmer la misère.

Comme pour alimenter les choses de la vie, un matin de printemps, grand-père s’écrasa un doigt dans un tronc d’arbre qu’il tentait d’abattre à la scie passe-partout (u sigonu) qu’il actionnait en cadence avec son coéquipier. Rentré deux jours plus tard au village en attendant le ramassage, il était fortement handicapé pour manier la scie et la hache.
Envoyé à Ajaccio pour estimer l’étendue du dommage, le médecin lui adressa en conclusion :
– Ce n’est pas grave, heureusement vous n’êtes pas joueur de piano, cela ne vous empêchera pas de travailler. 
Désarçonné, Baba resta sans voix.
Ce n’était pas dans son habitude.

Je l’ai vu pour la dernière fois à l’hôpital d’Ajaccio alors que je repartais sur le continent.
Nous étions tristes car nous savions que cet aurevoir était un adieu… Il me montra son doigt nécrosé, devenu inutile, et me dit :
– Tu vois, je ne jouerai jamais plus du piano, j’irai écouter la musique ailleurs, là-haut dans les étoiles… Mario Lanza m’attend !

Ce fut son dernier trait d’humour, ses derniers mots avec moi.
Il est parti sans que je puisse assister à ses funérailles, comme avec grand-mère nous nous étions quittés dans le doute, sans nous revoir encore une fois…

Chez ces gens là, on ne geint pas, on chante.

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