Simonu n’est pas un mystique.
Très près des sens, il cultive son épicurisme à fond.
Il avait décidé d’aller à la pêche tout seul. L’endroit est dangereux. Il le sait et pour cette raison, il ira frissonner de ce côté-ci du fleuve. Un parcours escarpé qui oblige à traverser plusieurs fois le ruisseau. Des troncs d’arbres couchés sur les berges servent de ponts de fortune pour passer d’une rive à l’autre, que les plus téméraires franchissent à la manière d’un funambule, vivement, en équilibre précaire sans faire de spectacle. Ils filent.
Pour lui ce sera à califourchon, il ne sait pas nager, le rythme ralenti et la conscience du danger feront grimper ses émotions.
Il avait déjà franchi une fois la passerelle obligée, en temporisant à l’aplomb du ruisseau, quatre à cinq mètres au-dessus de l’eau. Il était accompagné, ce jour-là, par deux amis qui l’encourageaient lorsqu’il s’était planté au beau milieu du tronc. Paralysé par la peur, il n’avançait plus.
Il imaginait que l’épreuve serait hautement plus risquée aujourd’hui.
Il sera seul, loin du monde.
Le parcours qui conduit à cet endroit peu pêché se trouve à plusieurs heures de marche sur un terrain très vallonné à travers maquis. Seuls quelques courageux s’aventurent jusque-là.
Il était environ trois heures du matin, son ami, qui devait l’accompagner, s’était plongé dans un sommeil profond.
Simonu attaquait la première rampe à bonne allure de randonneur. Parvenu à l’entrée du petit cimetière perdu sur la colline, il marqua un temps d’arrêt. Paralysé par des émotions trop fortes, il ne parvenait plus à faire un pas, totalement figé par l’effroi. D’ordinaire, avec ses copains, il plaisante en passant par ici. Décomposé, comme s’il devait purger ses péchés, d’avoir ri et ironisé sur ces âmes endormies.
Par-delà la crête, tout à l’opposé, le ciel criblé d’étoiles scintillantes s’illumina faiblement d’une atmosphère glauque effaçant les astres lointains. Un soleil blafard semblait décliner dans l’Univers soudain devenu verdâtre.
Le jeune homme, complètement isolé, loin de toute vie, se mit à marcher mécaniquement, exactement à contre sens de ses pensées qui lui commandaient de revenir sur ses pas.
Une peur panique lui conseillait le retour, il filait vers la rivière comme un automate mu par un mécanisme subi. Plus rien n’existait autour de lui. Seul le chemin défilait sous ses pas et ce ciel énigmatique de fin de monde semblait lui indiquer qu’il était perdu dans la solitude absolue.
Il s’imaginait transporté dans un lieu lugubre peuplé de créatures étranges qui le regardaient aller vers elles, sans dire un mot. Des personnages bien fixés, incapables de se déplacer, se mouvaient sur place comme des feux follets aux couleurs tièdes, le saluaient au passage, presque le caressant de mauvaises pensées.
Était-ce l’au-delà qu’il traversait ?
Il avait perdu la boussole du réel ne sachant plus à quel sens se vouer.
Lorsqu’il sentit l’air frais courir sous les aulnes et qu’un bruit continu de cascade parvint à ses oreilles, il comprit qu’il n’était plus loin du ruisseau. Il semblait soulagé et fatigué à la fois entre trajet et cauchemar. Que lui était-il arrivé ?
Il s’est assis sur un rocher pour se sustenter. En vain, sa musette était vide de nourriture et ne contenait que des articles de pêche. Il devait être terriblement troublé par l’aventure qui l’attendait, se sachant seul, sans secours possible, pour avoir oublié l’essentiel.
Son esprit était encore vaseux et ses pensées de plus en plus brumeuses.
Le jour commençait à poindre.
Un nuage lenticulaire s’était formé juste au-dessus de lui dans une lumière étrange, inhabituelle, se déforma sous ses yeux. Loin de toute civilisation, il commençait à penser que la fin du monde était arrivée et qu’il ne verrait plus les siens.
L’image de sa vallée lui vint à l’esprit comme un film sur un écran géant.
Son ciel, d’ordinaire si beau, le remplissant de bonheur, avait fortement rosi puis se panacha d’étranges couleurs torturées, trois soleils surchauffaient l’atmosphère. C’était bien la fin.
Sous l’effet de l’angoisse, Simonu se dégagea de sa torpeur, en sursaut, comme une chrysalide devient papillon.
Le jour venait de se lever, la nuit avait secoué son imaginaire le remplissant de rêves étranges.
Il avait parcouru tout ce chemin dans une inconscience totale.
La peur, sans doute bonne conseillère, évadée dans le subconscient, l’avait plongé dans ce rêve éveillé qui le guidait en totale contradiction. Un étrange vécu l’obligeait à passer par tous les contrastes.
Comme à son habitude, bravant les dangers évidents, il se trouvait bien au bord de l’eau et réalisait qu’il venait d’effectuer tout le parcours dans un état second, en faisant de la réalité un vrai cauchemar.
Il était temps de revenir sur terre.
Après avoir jeté tout son attirail sur l’autre rive, il plongea pour traverser la rivière dans une nage peu académique, un mélange désordonné de gestes de survie. Il s’est assis sur les galets complètement dévêtu pour sécher ses habits.
Il pêchait, sa ligne dérivant au fil de l’onde… Il franchit le pont tant redouté à califourchon…
La pêche fut bonne.
Redevenu moi après avoir retrouvé mes esprits, au retour, je me suis perdu dans le maquis.
Un soleil de plomb, perché au zénith d’un midi estival, se chargeait de me désorienter. En arrivant au sommet d’une butte, je reconnus le rocher qui servait de repère en arrivant le matin. Je n’étais plus très loin, je mis le cap sur l’endroit en filant droit à travers maquis.
Parti à trois heures du matin, rentré à seize heures, je n’ai plus jamais renouvelé l’expérience tout seul.
Celui qui devait m’accompagner, ne s’était pas réveillé.
J’avais dix-sept ans.
Un jour étrange.
L’envasement était total entre le rêve et la réalité. Tout se mêlait pour sublimer les contrastes, c’était ainsi que je vivais en jouant la rétrospective lorsque je retrouvais le calme de ma chambre. Je revivais l’aventure une deuxième fois dans un confort total.
Je savais que, sans renouveler la même expérience, je serai tenté par une autre aventure.
Un appel de la vie qui clame sa force et sa fragilité…
Une force irrésistible de vivre et moi à ses trousses…
Peut-être, cette force incontrôlable m’attire à user toutes les fibres du tissu vital afin de parvenir au bout du chemin avec l’impression d’avoir vécu, totalement usé, sans jamais faire l’économie de bouts de secondes…