L’enfance est un passage béni, à double titre. On la vit dans l’insouciance sans se rendre compte du bonheur dans le pré. On la révise plus tard, à l’âge de la retraite en rétablissant puis enjolivant ses joies endormies.
J’ai volontairement conservé un caractère saccadé au texte. Une sorte d’effet mitraillette pour célébrer, en pétarades, mes jours heureux.
Alors qu’il chemine vers la fin de sa vie, l’homme vieillissant fait son retour dans l’enfance pour sublimer les moments joyeux trop vite passés. Le regard est attendrissant, il revêt short et chemisette, il chausse spartiates pour revisiter ses vieux chemins de traverse qui n’existent plus.
Je souris à François qui insistait sur « la faim de fraises »*, la dramatisant à souhaits, qui tenaillait sa sœur afin de me convaincre de retourner vers le vieux châtaignier creux qui nous servait de refuge. Dans les alentours, en bordure de la petite châtaigneraie, les fraises des bois pullulaient.
Nous fermions les yeux pour sublimer le parfum de ces fruits tapis sous les fougères. Les plus mûres, d’un rouge sombre, un carmin attestant d’une maturité avancée, se détachaient d’une caresse du doigt. Elles étaient écrasées entre l’étau formé par la langue et le palais, explosaient, libérant les arômes typiques de la fraise sauvage. Ces parfums élaborés par le tapis moussu envahissaient les papilles et les fosses nasales. Un « hum » de satisfaction se prolongeait pour communiquer notre plaisir « fraisonnier ».
L’argument » Zaïra ha fami di frauli » (Zaïra a faim de fraises) était imparable. François repartait avec le mouchoir, reliant les quatre coins pour en faire un panier, rempli de fruits rouges pour sa sœur.
J’en souris aujourd’hui, c’était spontané, il n’y avait pas meilleur prétexte pour m’embarquer.
Je souris à mon ami Antoine, compagnon de doublette devant l’autel, enfants de cœur inséparables devant l’éternel. Un ami sincère qui, sentant mon détachement du confessionnal et de la messe matinale, cherchait inlassablement à me convaincre de demeurer dans les pas du seigneur.
Je souris à Alain, le roi du Casino que nous avions secrètement aménagé pour nos après-midis fumants.
Nous fréquentions cet endroit secret pour consommer quelques gitanes sans filtre avant d’essayer les Balto et les Camel. Nous avions franchi les grades crescendo dans la hiérarchie des prix depuis les Bastos, les Cyrnea pour atteindre les modestes Caporal avant de viser les blondes plus huppées.

Je souris aux copains de Piazza di Coddu, compagnons des tours de France tracés au sol, que nous parcourions à genou avec des billes ou des capsules de bière et de limonade.
Nous testions nos voiliers en férule sèche, les scaphandriers surnageaient dans la petite vasque de la fontaine grâce à une bulle d’air. Plus tard, les leçons de physique nous paraissaient abordables grâce à cet empirisme en culottes courtes.
Nous nous confectionnions des bottes à Funtanedda en enfonçant les jambes dans la boue, jusqu’aux genoux. J’avais un faible pour les cuissardes, d’autres pour les molletières.
Nous titillions les grillons dans le cimetière, en farfouillant avec un brin d’herbe dans leurs terriers à la découverte du genre, la femelle grâce à sa tarière, le mâle en est dépourvu. Nous pratiquions la préscience sans le savoir, emmagasinions une connaissance sauvage, révélée plus tard par le cursus scolaire.
Nous jouions inlassablement au foot sur la place de l’église ou entamions d’interminables parties sur le stade de Jeanjean.
Je courais sans cesse, je marchais très peu pour éviter de parler aux gens ou pour fuir les filles. C’était ma manière de cacher ma surdité partielle et ma timidité corollaire.
Nous allions au confessionnal raconter des bobards pour réciter quelque pénitence. Les « Notre Père » et « Je vous salue » nous lavaient de peccadilles, sans nous vacciner contre les péchés.
Je me souviens du Père Noël en chocolat chez madame Idda que tout le monde convoitait et personne ne gagnait. De l’odeur du fromage chez Jany, de la morue chez Traianina et ses yaourts maison. Du son pour la pâtée des cochons chez Meloni, de Blek le Roc, Akim, Sylvain et Sylvette chez Joseph le marchand de journaux et marchand de tout. Des chapeaux de paille chez Reine, des sardines en boîtes, à toute heure de la journée, chez Pilili à la Navaggia. Le vin pour les pères et grands-pères chez Maria Barbara ou le Paris Bar, Les vieilles chaussures portées chez monsieur Ange ou Asineddu les cordonniers. Paul et Jean-Bati les merlans qui se faisaient concurrence à distance à coups de gomina et de parfums entêtants. Vescu, dont la gentillesse était légendaire, tenait le bar du Progrès nous déconseillait de boire de l’alcool. Son frère Antoine, grand facétieux devant l’éternel, promettait à tous les clients « Demain on boit à l’œil » écrit en lettres majuscules sur le grand miroir de la cheminée. Le cinéma, les Canons de Navarone, Spartacus, l’amour de la vie… La Saint Laurent, ses courses cyclistes, Gugus, u Bracci muzzu, le tournoi de foot avec l’incontournable Laurent et son camion transportant la fanfare lévianaise jusqu’à Ciniccia, avant de faire plusieurs allées et venues dans la rue principale, toutes cymbales et voix en folie lorsque la victoire était au bout de l’après-midi festive…
L’école enfin, ses multiples histoires…
L’hiver nous portions des bûches pour le poêle, les instituteurs et les institutrices, en plein sacerdoce, soutenaient à la force de leur conviction, les plus faibles d’entre nous.
L’enfance ne meurt jamais. Plus le temps passe, plus elle s’épanouit. C’est dans l’esprit des gens vieillissants qu’elle prend toute sa splendeur.
Comme une boucle qui se boucle enfin, sur le chemin qui s’achève, avant le dernier souffle, c’est à l’enfant que je fus, que je souris.
J’étais, je suis, je reste un éternel gamin,
Mon esprit est rempli de jeunesse,
Mes vieux jours n’en fissent plus de distiller mes tendres années…

*« Ma sœur a faim de fraises »= Ma sœur a envie de fraises, c’est ainsi que François insistait pour que je retourne au vieux châtaignier. La faim c’est plus dramatique que l’envie, le retour devenait impératif.
Nous avons eu la chance d’avoir une enfance nourrie d’un tas de petits bonheurs qui aujourd’hui ont un goût savoureux. Je doute que les petits élevés en ville maintenant gardent le même parfum de leur enfance, c’est bien triste…
🙂