Missiaù, tu me fais un œuf mollet ?

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Ce dimanche matin, elles étaient debout de bonne heure. Nous devions d’abord aller aux poules avant de passer dans l’autre jardin pour récolter les premiers légumes. Courgettes, concombres, poivrons et quelques tomates en avance, sans doute des précoces.
La toute petite était silencieuse, elle regardait partout, c’était l’étonnement. L’aînée jouait à la grande avec son panier. Elle voulait récolter toute seule. Alors, je la laissais faire, c’était une première. Hier, nous arrachions les pommes de terre ensemble. Je soulevais la motte avec la bêche dentée, elle tirait sur celles restées accrochées au pied ou ramassait celles tombées au sol  pour les poser dans le cageot. Elle n’était pas surprise que ces « pommes » se développent sous la terre… elle s’en souviendra. C’était un moment de joie, je la sentais heureuse… L’après-midi, elle courait les jeux d’enfants au village et disait à son père : « J’ai bien aimé arracher les pommes de terre avec missiaù, ce matin. »
Le concombre n’a pas traîné. Anna Livia l’adore et m’adressait des compliments. Je sais qu’elle raffole des pâtes. Aujourd’hui, les « pipe rigate » étaient accommodées aux légumes sautés à l’huile d’olive avec du basilic, tout frais cueilli aussi. Un mélange savoureux qu’il faut légèrement relever d’une pointe de fleur de sel et de piment d’Espelette pour les adultes. Embrouillez tous ces légumes encore jeunes, tranchés assez finement à votre guise, dans une poêle où chauffent deux ou trois cuillérées d’huile d’olive vierge… puis, jouez de l’ustensile pour que ça saute à vif ! Avant d’égoutter les pâtes, vous prélevez une petite louche d’eau de cuisson et zou ! Vous mélangez tout. Cela m’a valu le plus beau compliment de la terre : « Les pâtes de missiaù, sont les meilleures du monde !» Quel monde connait-elle ? C’était sincère, ça sort de la bouche d’un enfant ! Elle en connait d’autres mais sa préférence est jouée d’avance.
Alors que je m’étais égaré dans la cuisine, elle est venue murmurer à mon oreille : « Missiaù, tu me fais un œuf mollet en cachette ? » Elle en avait eu deux la veille et sait qu’il ne faut pas en manger tous les jours. Les œufs, c’est elle qui va les prélever dans le poulailler… Alors, pas en cachette, elle a eu son œuf mollet…
Chez nous en Corse, l’indivision est un problème. Parfois j’enrage de savoir que ma Zinella, que mes coins préférés que j’ai conçus pour mes petites filles, seront fréquentés par d’autres. Sait-on jamais, si les choses de la vie conduisent à cela ? J’enrage de savoir que mon four à bois ne sera plus qu’un souvenir, que des étrangers venus d’ailleurs avec un peu de fraîche  nous chipent nos racines. Vivre là, sans rien connaître à l’histoire de cet endroit créé de toutes pièces dans l’amour d’une vie de famille où chaque pouce à un vécu à raconter. Parfois, j’ai envie d’être un sauvage, un indien encore libre, un de ces non civilisés qui communient avec la vie sans se soucier d’un code compliqué pour vivre en société. Il faudrait inventer quelque chose pour que l’indivision demeure un plaisir sans trop déranger le fisc.
J’enrage de savoir que mes petites filles, si heureuses de se trouver là, qui se construisent une personnalité fondée sur le lien familial intergénérationnel, soient condamnées un jour à rêver leur passé. Qu’elles ne puissent plus venir se ressourcer dans ce lieu de vie pour puiser quelques raisons d’être plus fortes.
Oui, j’enrage de savoir que leurs enfants ne réclameront, ici même, à leur tour : « Maman, tu nous fais des œufs mollets comme ceux de ton missiaù ! »
L’œuf mollet c’est démarrage à eau bouillante, cinq minutes, pas une seconde de plus ou de moins. C’est simple comme de l’eau qui bout mais lorsque c’est susurré, évoqué les yeux fermés pour parler du jaune fondant en rappelant que ce sont les gélines au fond du jardin qui ont pondu pour les filles… quel bonheur ! Je finis par y croire aussi, nous nous regardons et nous sourions avant d’éclater de rire… Je crois bien qu’elles ont compris mon tour de grand-père.

3 Comments

  1. Un jour quand elle a eu 5 ans, son tonton Mathieu est mort. Premier gros chagrin. Elle avait l’habitude de ramasser des groseilles avec lui dans son superbe jardin.
    Ce jour là elle resta à la maison avec son papa, chose complètement inhabituelle, maman étant affairée chez sa tata Marie pour le deuil; alors papa lui cuisina de la viande au beurre noir pour le déjeuner, seul moment de complicité jamais partagé. Ce fut la meilleure viande du monde jamais savourée.
    Aujourd’hui elle a 42 ans, elle s’en souvient encore.

    Oui Simon, elle s’en souviendra.

  2. Parfois, la bêche à la main on s’en va prélever un très jeune chêne, un pin, un pied de roquette, un bulbe d’iris pour le transplanter là où il s’enrichira de son nouvel environnement et lui rendra la pareille. Il faudra des années s’arrosage, de désherbage pour que la plante s’installe et croisse, défiant à son tour le temps.
    Vient un jour où la tentation du renoncement surgit : « A quoi bon, les enfants ne viendront plus ici, ce jardin sera très probablement vendu. Pire il sera grillé par la soif et la chaleur, voire loti ou bétonné ».
    Bien sûr il en restera des souvenirs d’enfance, de courses, de jeux, de saveurs, de travaux accomplis ensemble. Mais la bêche peut reposer dans la remise si les enfants ne s’en saisissent pas et font de leur temps autre chose que ce que nous en avons fait nous même.

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