Chronique du temps.

DSC_2151   Se battre sans cesse avec les herbes folles…
J’avais pourtant dit que je lèverai le pied et puis comme ça, sur un coup de tête, je me suis attaqué au terrain pentu. J’ai encore envie de jardin. Un autre jardin un peu sauvage à la terre de bruyère qui n’a pas connu la culture. Je regardais cette pente très forte qui ne sert à rien sinon à donner du travail de débroussaillement et ce n’est pas une mince affaire. Il faut se placer en équilibre précaire pour descendre. Les articulations maltraitées durant la jeunesse commencent à grincer sérieusement. Elles ne sont plus d’accord. Silencieuses et supportant toutes les  contorsions intempestives naguère, aujourd’hui, elles arrachent quelques plaintes. Elles font savoir qu’elles existent, on ne peut plus ignorer le cartilage usé. Il n’y a pas si longtemps, je sautais comme un cabri, je roulais des pierres très lourdes, j’adorais cette fatigue saine qui fait oublier les bêtises de la vie.
Là, je descends la pente en crabe, mais en vieux crabe attentif… J’insiste, je lâcherai lorsque je serai devenu crabe poussif. J’ai vu, sur le flanc, des endroits qui peuvent être transformés en planches. Des planches étroites mais suffisantes pour une longue rangée de petits pois, de fèves, d’échalotes, d’aulx ou d’oignons… j’anticipe déjà l’automne prochain. Alors, je pioche et pioche. Je suis endurant, je peux user du fer pendant une heure, parfois plus, sans m’arrêter. Evidemment, je suis en mode diésel, je n’arrache plus comme avant mais je reste efficace. Dans ces moments de labeur, je perds la notion de durée et je suis toujours étonné de l’heure tardive en retournant à la maison.
Lorsque je souffle un peu sur un passage que je viens d’aplanir, je me tourne vers la vallée d’Archigna. De cet endroit, je la domine et la vue est imprenable. Je devine le ruisseau que je parcourais pour taquiner la truite. Je vois son tracer qui serpente révélé par la double file des aulnes glutineux qui le longent et s’abreuvent de son eau. Ils se démarquent nettement du maquis et des chênes verts qui composent la végétation environnante.  Mon esprit s’arrête sur un rocher : « Tiens, là, j’en ai ferré une belle !»  Je revisite mes jeunes années…
Un geai a plongé comme un fou au-dessus de ma tête. J’ai l’impression qu’il s’est retourné en passant, m’adressant un cri qui ne ressemble à rien. Un cri moche comme s’il voulait me chahuter ou me faire peur. Pas étonnant, on dit qu’il cageole, cajacte, cocarde, frigulote ou fringulote… il a dû faire tout ça à la fois pour assurer le vacarme. Un peu plus loin, le merle sautille et fouille la terre fraîchement retournée,  à coup de pattes prestes. Il cherche la larve de taupin dont il raffole, ce ver rigide d’un jaune vif qui ressemble à un morceau de plastique. Je sais qu’il est en quête de vermisseaux pour ses petits. Hier, je le voyais pester comme un fou, jouant une sorte de danse de Saint-Guy hystérique. J’ai compris qu’il avait construit son nid dans le forsythia situé à trois mètres à peine de la maison. J’ai vu, en écartant les branches très entremêlées que je n’ai pas éclaircies depuis longtemps, deux larges becs affamés qui attendaient qu’une larve bien dodue leur tombe dans le gosier. Merle m’a fait un sketch pas possible, complètement déjanté… Bon, bon, je me suis excusé et je suis parti, je voulais juste voir et savoir. Désormais, je vais laisser tout ce petit monde tranquille. L’année prochaine mes cerisiers n’auront pas le temps de rougir un peu, l’oiseau noir à bec jaune raffole aussi du bigarreau primeur. Il crachote les noyaux un peu partout dans le jardin… Deux tourterelles sont très assidues au resto du cœur de ma basse-cour. Elles finissent tout ce que les poules boudent ou laissent pour après la sieste. Tintin ! Plus tard, il n’y aura plus rien, il faudra gratter pour débusquer un lombric ou deux dans un coin humide. La corneille est plus méfiante. Elle aussi réclame sa part et ne se laisse pas impressionner. Je n’ai pas réussi à lui tirer le portrait à travers la vitre. Elle est d’une méfiance incroyable, toujours sur l’œil,  et ne vous laisse pas une seconde pour ajuster l’objectif… Les mésanges et les fauvettes qui se laissent photographier tout l’hiver sont en vacances, le rouge-gorge a dû prendre son congé dans les fourrés voisins.
En regardant vers la vallée, je me suis souvenu de mon oncle d’Amérique. Il avait quitté le foyer à l’âge de dix-huit-ans et revenait rarement au village. Par intermittence et sans rythme précis. Cette année-là, il passait une semaine chez moi. Je lui faisais les mêmes repas que durant sa jeunesse. Il était aux anges puis nous partions dans le jardin pour contempler la vallée qui était aussi celle de son enfance. Il me racontait ses moments passés dans les vignes et les vergers sans jamais me parler de ses voyages mystérieux à travers le monde. Il reconnaissait chaque plante sauvage et me disait le nom en corse, tant d’années plus tard. Sa très longue absence n’avait rien effacé, tout remontait à la surface comme une évidence. J’avais compris qu’il avait besoin de se ressourcer. Il avait peur de mourir. Il sentait la fin proche, une impression, un pressentiment et ces évocations d’un passé lointain devenu actuel lui faisaient du bien. Il se voyait avec sa mère aux figues ou débitant un chêne avec son père. Je l’écoutais sans rien dire, il me regardait en souriant et ponctuait toutes ses interventions d’un  « Merci mon Dieu ! » C’est à moi qu’il s’adressait. Parfois, il levait les yeux au ciel, silencieux, semblant mesurer la distance qui le séparait de sa vallée, notre vallée, à moi comme à mon frère. On n’y va plus, c’est trop loin à pied. Parfois mon ami Antoine m’embarque dans sa voiture adaptée au terrain chaotique fortement abîmé par les pluies, mais ça commence à sentir le définitif. Mon oncle n’avait jamais vu Archigna de cet endroit-là, sous cet angle. Avant la construction de ma maison sur la colline, Aratasca était envahi par les genêts et la bruyère, recouverte d’un maquis dense. J’ai beaucoup joué de la pioche et de la serpe pour en faire le jardin que je cultive aujourd’hui.
C’était un mois de janvier très clément. Durant le séjour de mon oncle, il faisait frisquet mais le ciel nous offrait un azur printanier inhabituel et le soleil certes hivernal, riait à boule éclatée. Etait-ce un signe ? Il y croyait, je pense, en oubliant que nous n’étions pas seuls sur terre. Tous les autres avaient-ils une raison de penser que ce signe leur était destiné ?
Quand j’appuie mon menton sur mes mains posées au bout du manche de la pioche pour me reposer un peu, je regarde le ciel. Je plisse mes yeux pour filtrer mon regard et je m’adresse au temps qui passe : « Tu n’as donc aucune pitié, tu n’as pas d’âme, pas de cœur ?  Ne sais-tu jouer qu’au rouleau compresseur ? J’ai l’âge de mon oncle qui s’inquiétait, ici même, du temps qui lui restait à vivre. Ah ! Tu as compris ! Ne ris pas comme ça ! Pour une fois file et oublie-moi un peu… Moi aussi j’y pense et je dois poursuivre mon œuvre. »
J’ai senti comme une bouffée d’air chaud, une ou deux secondes, vite remplacées par d’autres secondes, il tirait sa traîne sans émotion en murmurant : « Et moi, je ne fais que passer. » C’est son amie la brise qui lui a prêté sa voix douce et caressante pour me le souffler…
Ce souffle du temps qui fait la vie en signant chaque battement de trotteuse de son tempo inéluctable qui nous accompagne vers l’inconnu.
DSC_0002Le geai des chênes surveille mon poirier… puis s’en va inspecter les environs.

 

 

 

 

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DSC_0002-001A l’automne, les tourterelles courent la vigne vierge tandis que la corneille, très méfiante, demeure un ectoplasme.

 

 

 

 

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4 Comments

  1. Chaque jour, la pensée de la mort, le souvenir de ceux qui sont partis reviennent un peu plus.
    Pour peu, on laisserai les outils dans la remise … à quoi bon … d’autres activités et fréquentations font signe de venir là où l’on ne verra pas nos plantations grandir, nos pensées être utiles à d’autres et nos silences bienveillants tout autant.
    Pourtant on se surprend à remplir encore l’arrosoir, à écrire à tel ou telle, à se réjouir de la rencontre de demain.
    A vous relire donc.

    1. Bonjour Gaëtan.
      Vivre sans penser à la mort n’est que négation de l’esprit à défaut de ruine de l’âme… Le nuancier de la vie est nécessaire, c’est lui qui donne les couleurs aux vivants, à condition qu’ils s’improvisent peintres de leur existence. Je veux du bleu, je broie du noir, j’éclabousse de jaune et je m’endors dans le rose… voilà la vie en couleurs, un éphémère qui passe en pesanteur… je veux dire en poids de son existence.
      Bonne journée Gaëtan.

  2. Se battre, toute une vie se battre…
    et s’envoler par la magie des mots…

    Merci Simon.

    1. Bonjour Zeva.
      J’ai rêvé de ce retour à la terre de peur de ne jamais y revenir à cause des choses de la vie. Cela fait vingt ans que j’y suis, alors, je peux vous dire que je vole, je vole… et cela suffit largement à mon bonheur, tout le reste n’est pas de mon ressort. C’est décidé, je vais au plus fort de mon pouvoir faire…
      Bonne journée.

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