Le village de Tallano, plus souriant au mois d’août.
Avec l’âge vient l’heure du bilan. Le gros du parcours est derrière soi, tout un temps passé à filer comme si la vie était sans fin.
Alors, on se souvient comme on veut, on choisit ses moments finis. Pas forcément les plus heureux mais ceux qu’il vous plait de revisiter aujourd’hui.
C’était un jour de novembre, le ciel était gris, les nuages pris dans un embouteillage de nimbus et cumulo-nimbus bas pour faire honneur au temps de saison. Les arbres étaient nus, le vent léger, puis en rafales plus soutenues, n’avait rien à arracher. Tout juste avait-il quelques feuilles mortes à traîner dans le caniveau. La place principale de Tallano était déserte, le trottoir et la route encore humides après le passage d’un nuage qui avait ouvert ses vannes juste au-dessus du village. Je m’étais adossé contre un platane, le cartable lourd, gonflé de livres et de cahiers à corriger. J’attendais le passage d’une voiture pour regagner Lévie à neuf kilomètres de là.
C’était presque mon lot quotidien. J’avais mal vécu l’année du retour dans l’école de mon village. Je m’étais épuisé à jouer le Christ pour venir en aide à ces enfants dont j’avais connu les parents jeunes. Mon œil aiguisé à voir les problèmes après vingt-cinq ans de rééducations individuelles m’avait joué un mauvais tour. Tout me sautait aux yeux et n’empêchait personne de dormir sauf moi. Je m’endormais très tard parfois vers cinq heures du matin pour me lever à sept heures et me trouver dans la classe une heure avant tout le monde et parfois plus. Je détaillais le travail pour les élèves qui me semblaient le plus en danger. Un travail colossal sur mesure mais qui me plaisait. J’avais, au bout de quelques mois, atteint un point de non-retour… Le médecin scolaire originaire de mon village et de ma génération me mettait en garde contre une dépression que je couvais sans doute. L’année suivante je demandais ma mutation dans le village voisin pour obtenir une petite direction et mettre sur pied un projet original au bout de deux ou trois années. Je savais que c’était une fuite mais j’avais besoin de respirer un peu avec cette diversion. Dans un premier temps, je souhaitais initier les enfants à la photo et au laboratoire noir et blanc. Les deux années suivantes j’envisageais de poursuivre avec la création d’une salle de mathématiques. Il me semblait urgent de tâter du rationnel avec des enfants nourris aux contes et légendes à longueur d’année. Une salle fréquentée par tous les élèves depuis la maternelle jusqu’au CM2 selon un planning bien déterminé. On y trouverait de tout depuis la marchande ou le marchand de légumes réels de saison, jusqu’aux catalogues en passant par les toises, les réveils… tout ce qui pouvait engendrer un calcul. Recréer la vie en société pour apprendre à vivre dans le vrai.
La municipalité s’est montrée très coopérante. Les crédits pour le laboratoire photo ont été votés rapidement, Antoine le maire de l’époque était très à l’écoute et son conseil municipal lui emboîtait le pas allègrement…
Ce jour de novembre, le maire passa devant moi, il était déjà tard, il me demanda ce que je faisais là. J’attendais Mario, un berger du village qui devait me prendre au passage pour me raccompagner chez moi. Personne ne savait que j’arrivais le matin vers sept heures à l’école et repartais le soir en stop le plus souvent. L’hiver les passages étaient plus rares, alors je montais jusqu’au virage en épingle à cheveux à la sortie, au niveau de la boulangerie pour éviter d’être vu à attendre l’automobile. En patientant là, je m’étais souvenu qu’au même endroit, j’avais raté, faute d’appareil, une photo originale en plein mois d’août. Deux touristes en short et marcel, chapeautés, prenaient ce virage devant une plaque qui indiquait : ATTENTION VERGLAS.
J’étais toujours à côté du platane avec Antoine très surpris de ce qu’il venait d’apprendre. La personne que j’attendais était très en retard. Elle aurait dû passer plus tôt, je ne pensais pas être démasqué. Lorsque je vis déboucher son véhicule, son aile droite était à la verticale. Mario avait percuté un camion en voulant le doubler. Presque en marche ralentie, sans regarder dans notre direction, il me fit signe de prendre place. Nous sommes repartis aussitôt sans un mot et nous avons débarqué chez lui en rase campagne où nous attendaient sa compagne et mon épouse. Je suis rentré très tard chez moi, dans son coin reculé on y festoyait presque quotidiennement, le lendemain était jour de repos.
J’avais le sentiment d’être retourné à mes tous débuts dans le métier. Je n’étais pas titulaire du poste et, à défaut de train, je faisais du stop. J’avais perdu ma spécialité, complètement nu à refaire mes gammes… Je ne pouvais continuer ainsi. L’année suivante, je retournais dans mon village pour y achever ma carrière. La municipalité et les parents de Tallano ont tout fait pour me garder en envisageant un chauffeur à ma disposition. Vous me voyez dans cette situation ? J’avais traversé une période d’incertitude, de doute profond. J’avais perdu ma fonction me retrouvant de but en blanc complètement déboussolé et désemparé…
Une triste fin de carrière que j’ai quittée sur la pointe des pieds après quelques déboires avec mon supérieur hiérarchique que je n’ai pas ménagé, le poussant dans ses retranchements pour des raisons que nous étions les seuls à connaître. Je suis allé très loin refusant trois fois l’inspection sans que l’administration n’aille jusqu’au blâme pourtant dans la logique des choses.
De cette période noire, je garde un souvenir éblouissant avec les enfants. Ils n’ont rien su et m’ont suivi partout… Un vrai bonheur. Personne n’a su que je n’avais jamais enseigné dans une classe ou très peu à mes débuts avant de me retrouver dans l’école de mon enfance.
C’était un jour de novembre, le temps était gris, j’étais adossé à un platane et j’attendais un véhicule pour rentrer chez moi. Comme un signe malin : l’annonce d’une fin lugubre pour boucler la boucle. L’enfant de maternelle, de primaire et jusqu’à la troisième au collège de Lévie était revenu puis s’en est allé tristement en passant une nouvelle fois devant le cimetière pour rentrer chez lui.
Et dire que j’avais indiqué sur ma demande de mutation la motivation suivante qui faisait rire tout le monde : « Comme Ulysse plein d’usage et raison, je souhaite rentrer dans mon département d’origine pour y apporter ma contribution durant la dernière partie de ma carrière. » Une motivation qui aux yeux de tous me vaudrait un refus surtout pour une première demande. Je n’avais rien d’autre à dire. J’y croyais vraiment, vous imaginez ma déception et ma grande désillusion après cette fin misérable… Un homme rempli d’espoir et de vitalité avait été vidé de son essentiel, il était urgent de retrouver un deuxième souffle en portant un regard apaisé et bienveillant sur le passé.
La place du village.
La Vie n’a pas toujours su reconnaître. ..j’aime ces bouts de temps qui vous reviennent spontanément, avec des détails. ..comme d’hier. Vous continuez ainsi à aider les autres, directement ou indirectement, ….comme un sourire.
Bonjour Zeva. Votre commentaire résume parfaitement l’idée du texte. Vous comprendrez si j’ajoute : lorsqu’on quitte les sunlights des réseaux sociaux, les risques sont grands de se retrouver dans la pénombre de sa caverne. Et puis… voilà un faisceau lumineux qui vient explorer et vous salue. Une personne que vous reconnaissez et cela vous fait éminemment plaisir. Merci Claude et bonne journée.
Bonsoir Simon, un très grand merci pour votre réponse. Devant le choix de ce lieu jusqu au 1er septembre, ..comme une hésitation non pas à explorer …mais à communiquer…Je n ai pas encore lu tout ce que vous avez choisi de dérouler ces dernières années, du fil du temps ..Parmi vos multiples possibles, n’y aurait il pas un livre a creer dans le clair obscur de la caverne….tellement en phase avec votre musique des mots pour « dire » les contrastes…. »sa bure ou je voyais des constellations »…Bonne soirée,Simon.