U catalogu di minnana Battina.

Grand-mère filait vers ses quatre-vingts ans, elle nourrissait ses rêves dans un catalogue.
Je me demandais si ses insomnies étaient réelles ou si elle profitait de ses moments de solitude, alors que la maisonnée dormait, pour entrer dans un autre univers, un merveilleux univers.
Elle ne savait pas lire et son Sinbad le marin naviguait parmi les casseroles, les verres, les habits, les poupées… les vélos dont rêvaient ses petits-enfants.

Il m’arrivait, rentrant d’une virée nocturne, si la lumière était allumée dans la salle, de la regarder à travers la petite fenêtre sans volet, située juste à droite de la porte d’entrée.  
Discrètement pour ne pas l’inquiéter, je cherchais à deviner son voyage du côté de Saint Etienne où étaient entassés tous ses trésors. Parfois devant une page que je ne parvenais pas à identifier, son visage s’illuminait et se figeait un long instant, accroché à je ne sais quelle envie. Elle passait de longues heures à feuilleter ce gros pavé illustré. Elle parlait toute seule à voix inaudible. Ses lèvres trahissaient une conversation, je l’imaginais distribuant un peu de bonheur à son entourage.
– Tiens, voilà ta tenue d’indien, tu es content ? 
Une envie de charentaises pour donner un peu d’aise à des pieds fatigués de parcourir des milliers de pas dans des chaussures trop serrées, crevées par les passages intempestifs au milieu d’embuches imprévisibles.
Ses rêves étaient mus par le besoin, non par la convoitise. Un besoin bridé par la condition familiale, impossible à réaliser, facile à rêver.
Avec sa constance, son intérêt et son assiduité à parcourir les pages du catalogue, toujours en secret, je suis presque sûr que grand-mère aurait pu approcher la lecture, même à son âge si je l’avais aidée…

Son livre à trésors était conservé religieusement, précieusement rangé dans un tiroir. Son rituel était bien rodé : le jour, elle vivait pour les siens et lorsque son monde s’était assoupi, la conscience tranquille, elle se préparait pour le voyage vers son Cipango hors du village natal, sa manufacture lointaine qui mûrissait ses fabuleux secrets en région stéphanoise.

Je ne lui disais pas toujours que je l’avais vue… Parfois si.  
Alors, contente que je l’aie démasquée, elle ressortait son catalogue et s’attardait sur les pages qui l’avaient transportée dans un autre univers. Elle me montrait. Des belles robes, des beaux pantalons, des jouets… toute la maisonnée se trouvait transformée par une baguette magique.

J’ai appris à rêver en la regardant flâner dans son livre rempli de merveilles. Sa caverne d’Ali Baba regorgeait de trésors à partager, de bonheur à donner, de lumière à éclabousser. Un monde qui n’appartenait qu’à elle et allumait son visage en attendant le retour du sommeil. Toutes ces images prenaient leurs couleurs dans l’imaginaire de ses nuits blanches.
Chaque matin, dès l’aube frémissante, débutait une autre histoire animée des mêmes gestes. Les rituels ne changeaient qu’en fonction des saisons.
Suractive toute la journée, elle allait du poulailler à la porcherie, du jardin au tas de bois, de la cave au grenier avant de s’affairer devant la cheminée pour cuisiner sur le trépied.

Malgré son labeur éreintant, grand-mère était libre de devenir une fée pour sa famille puis s’endormir comme une enfant, toujours la conscience tranquille et la paix dans l’âme.
Minnana était l’équilibre de la famille. Sans jamais lever la voix, elle apaisait la maisonnée et même tout le quartier. Personne n’osait s’opposer à elle qui incarnait le juste et le vrai, sa présence suffisait à diffuser le calme.
Elle est partie sans faire bruit comme elle avait vécu. Son escarcelle était vide, sa tête était pleine de mirages.

Elle a sauvegardé ses étoiles en veillant plus tard que tous, sans perdre son sommeil pour rien. Son image de femme paisible, qui conduisait sa vie sans jalouser celle des autres, est encore suspendue dans mes pensées. Je suis resté un peu dans son temps.
Mes intrusions sur la toile, mêmes fréquentes pour raconter notre histoire, n’ont pas bouleversé mon être.

Son jardin secret rempli de terreau pour nourrir ses envies, s’appelait Manufrance.
Un catalogue pour s’évader, la promenait du noir et blanc des pages ainsi illustrées, à la couleur de ses rêves éveillés.

Du noir & blanc à la couleur de ses rêves…

C’était un 24 décembre.
A la broche, « a rivia » (Les abats du cabri maintenus par la crépinette et un ficelage avec les intestins préalablement bien nettoyés), sur la cheminée le bol de « salamughja » une marinade à base de vin rouge, huile, eau, ail, herbes diverses, sel et poivre. A salamughja humidifie et parfume la grillade tenue à distance de la braise pour une cuisson lente.
Cuire a rivia est un rituel typique de la veillée de Noël dans la région Levianaise et sans doute ailleurs en Corse.

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