Désormais atteint par la limite d’âge, il fallait se séparer de Campo.
Son poil gris, devenu broussailleux, terne et clairsemé, virait au blanc trahissant une vieillesse avancée.
Le pas pesant, la tête constamment baissée et l’œil fatigué ne laissaient aucun doute sur sa fin de vie de labeur. Il fallait s’en séparer.
Souvent, les ânes vieillissants étaient vendus à des maquignons qui passaient dans les villages certains mois de l’année. Il ne fallait pas manquer ce rendez-vous tri-annuel. C’était ainsi. Campo avait eu plus de chance, père ne souhaitait pas le voir finir en mortadelle, il partit pour deux sous, servir de tondeuse dans le jardin d’un vague ami, sans ostentation, dans la plus grande discrétion.
Rares étaient les familles qui ne possédaient un équidé, âne ou mulet, nécessaire à la vie d’alors à la campagne.
Roland prenait la suite de Campo.
Papa avait retrouvé le sourire en l’installant dans la maisonnette du jardin. Un abri situé sous la fenêtre de ma chambre, qui servait à entreposer les outils et loger les animaux de la famille, chèvres ou ânes, selon les années.
Les murs en pierres sèches soutenaient une charpente originale avec ses billes de châtaignier, tordues, vieillies, dures comme du silex. Rien n’était rectiligne comme si l’on avait cherché une certaine originalité avec ces poutres destinées au rebut, accessibles au plus maigre des porte-monnaie. Les tuiles de récupération, presque toutes dissemblables, renforçaient l’idée d’un décor d’artiste préposé à une composition rococo. Une toiture sommaire dont les tuiles devenues rugueuses et poreuses retenaient facilement les poussières et l’humidité constituant un substrat idéal pour les plantes peu exigeantes. Le temps apportait sa touche inéluctable en dessinant des plages de lichens et de mousses. Les polypodes y prospéraient, se dressaient par bouquets comme des mini-sapins et quelques graminées dont les semences emportées par le vent avaient atterri là, s’élançaient en tiges fines, bien décidées à pointer vers le ciel. L’ensemble semblait être l’œuvre d’un paysagiste baroque chargé d’embellir les toitures vieillissantes.
Les jours de pluie, Roland disposait de l’eau courante à domicile alors que nous avions dû patienter longtemps, bien après lui, avant de connaître notre premier robinet en laiton. Rares étaient les toits sans soucis. Chaque famille connaissait le supplice de la goutte intempestive qui s’écrasait au-dessus des têtes dans un coin du grenier, les jours d’averses fournies. Un tac ! tac ! lancinant avant le ploc ! ploc ! lorsque nous installions des bassines pour éviter l’inondation.
Très vite Roland comprit qu’il avait deux métiers comme mon père. Les choses s’organisaient simplement sans apprentissage préalable, l’un et l’autre étaient faits pour s’entendre. Le matin aux aurores, ils partaient, côte à côte, comme deux vieux copains, en direction du village.
Papa était employé par la commune au service de voirie, chargé de nettoyer les rues.
U spazzinu, disait-on.
L’âne devenait chauffeur de tombereau tandis que son maître s’occupait de diriger les opérations en donnant de la voix. Roland était mécanisé et obéissait à toutes les injonctions. Il avançait, allait à hue ou à dia, s’arrêtait pile sur une simple intonation.
L’été, il fallait bien épater le petit fan club composé de touristes informés par les gens du village. Durant la période estivale, père sortait son attirail destiné à fidéliser son public des rues qui l’accompagnait jusqu’à la décharge située à la sortie du village. L’animal portait, pour l’occasion, son collier de clochettes qui tintaient à chaque pas et ses pompons colorés qui roulaient sur le chanfrein. Cela se terminait souvent devant un verre offert par les visiteurs, au bar dit « Chez Vescu » alors que Roland garé juste devant la porte, la bride lâchée sur le cou, patientait en mâchonnant une carotte. Siki, c’était le surnom de mon père, disposait d’un petit stock de racines orangées dans ses poches pour réconforter son compagnon.
L’après-midi, ils repartaient au jardin situé à trois kilomètres environ de la maison pour une deuxième étape laborieuse.
A la saison des semailles, Roland trimballait les sacs de fumier ramassé dans sa cabane et revenait allégé. Au moment des récoltes, c’était l’inverse, il partait guilleret avec le bât qui servait à équilibrer les charges sur son dos et revenait alourdi de sacs de pommes de terre. Les jours de tubercules étaient sans doute les plus pénibles car la route était longue et escarpée. Il avait mémorisé le chemin et filait sans jamais regimber, ni se braquer.
Roland n’était pas un simple véhicule pour soulager le dos humain. En cheminant flanc à flanc avec mon père qui lui parlait comme on le ferait avec une personne, aucun doute ne subsistait sur leur complicité. D’ailleurs, les jours de beau temps, à l’approche de l’été, lorsque père s’arrêtait pour dire un mot doux à son compagnon, ce dernier retroussait sa lèvre supérieure découvrant ses larges incisives et partait dans un vaste éclat de rire à la Fernandel. Il se mettait à braire de joie à l’oreille de papa qui l’attrapait par le cou pour se serrer contre lui. Ils riaient tous les deux, tête contre tête…
Je les vois encore faisant une halte dans la montée entre Pilili et l’ancienne gendarmerie.
Deux silhouettes complices marquaient un arrêt au sommet de la côte, leur filigrane se lisait dans le ciel bleu comme s’ils avaient voulu imprimer leur image, la graver définitivement dans mes souvenirs.
Je viens d’entendre un braiement d’acquiescement au-dessus de ma tête, c’est probablement Roland qui se manifeste. Père doit être dans les parages, tout va bien.
Papa ne savait pas lire. Il faisait semblant de s’intéresser aux nouvelles, parfois en « lisant » le journal à l’envers pour amuser la galerie. Ses fans féminins adoraient ses facéties, j’entends encore l’une d’elles déclarant « Qu’est-ce qu’il est marrant », elle ignorait qu’il était analphabète…
Ce texte est une reprise destinée à une traduction en corse.
Un gros paquet de nostalgie et de tendresse sur cette page, on se prend à regretter de ne pas avoir connu Siki et Roland …
🙂