Ploc ! Ploc ploc ploc !
La goutte plonge dans la bassine et chante sa triste mélodie au grenier, le blues des gens qui ne sont pas chez eux.
Eramu accasati.
Nous avions un abri, un chez soi mais pas chez nous.
En location perpétuelle, tantôt à la Sorba, tantôt à l’Olmiccia, à la Navaggia ou du côté de Cacareddu, de la Scopa, nous étions souvent en quête d’un logement car la maison de mon bisaïeul ne comportait que deux pièces et logeait mes grands-parents.
Nous étions des gens du voyage, du petit voyage, à travers les rues de Levie.
Des jardins en métayage, une chèvre en amodiation, un porc en porcherie familiale, des poules en liberté et un âne pour le transport des récoltes… Le tout disséminé dans la famille entre parents et grands-parents.
Tous nés dans la même chambre froide de la chaumière d’arci missiau (biaïeul), dès l’enfance, nous entrions de plain-pied dans la vraie vie.
Je me souviens de la dernière demeure de ma prime jeunesse.
Nous étions sous l’influence de la goutte d’eau, « a goccia ».
Les jours de forte pluie étaient jours de qui-vive. Nous étions tendus sur le « ploc !» de la goutte qui menaçait de faire déborder les bassines posées dans le grenier.
Les tuiles, abondamment recouvertes de mousse, devenues poreuses comme des os fragilisés par l’ostéoporose, telles des éponges, absorbaient l’eau de pluie jusqu’à saturation.
La toiture pissait, les récipients installés pour récolter les grains tombés du ciel, diffusaient d’abord des notes métalliques puis, lorsque le volume enflait, distillaient un « ploc ! ploc ! » sourd et lancinant.
Il était midi, nous étions à table lorsque l’orage éclata.
Malgré les cuvettes placées aux endroits stratégiques juste sous le toit, nous savions que le risque était grand de voir l’eau déborder des récipients.
Déjà, une coulure silencieuse perlait au-dessus de nos têtes à travers le plafond aux planches disjointes. La première goutte sonna l’alerte en s’écrasant au milieu de la table.
Résigné, habitué à cette scène devenue courante par temps de bourrasques, grand-père ouvrit l’immense parapluie de berger, posé à portée de main pour parer au plus pressé. Nous étions protégés comme les œufs sous la poule couveuse. Nous attendions une accalmie pour nous précipiter à l’étage afin de vider les bassines.
C’était la seule fois où l’on s’autorisait l’ouverture d’un parapluie à la maison. « Cela porte malheur ! » disait grand-mère. Au diable la superstition ! Il fallait urgemment protéger la table familiale. Le dommage était déjà dans la chaumière, un petit malheur survenu bien avant l’ouverture du riflard.
L’humour toujours de mise, mon aïeul disait :
– Chez nous pas besoin de tuyau ni de robinet, l’eau vient à la maison, directement du ciel.
Les jours ordinaires nous allions la puiser à la fontaine.
Les tuiles en terre cuite, fabriquées à l’ancienne, dites tuiles à cuisses*, vieillissaient avant l’âge sous l’effet du gel hivernal et de la chaleur estivale. Les contrastes météorologiques les fatiguaient, le temps faisait son œuvre. Les éponges de glaise, bien après la pluie, suintaient encore.
Lorsque le ciel devenait plus serein, les dernières gouttes hésitantes s’étiraient longuement avant de plonger dans la bassine en un mouvement de ralenti.
Les jours suivants, la moisissure envahissait la demeure peignant un tableau glauque sur le mur de la chambre. L’explosion de milliards de spores allergènes, nous titillait la gorge et les bronches, la toux et les éternuements résonnaient dans la maisonnée. Notre vocabulaire médical s’enrichissait de quelques mots avec les épisodes d’allergies provoqués par l’humidité qui s’était installée chez nous.
Cette goutte qui chantait dans le grenier, me ravivait l’esprit, me conduisait par effraction imaginaire dans des demeures plus confortables. Ces endroits où le poêle ronronnait, où les pieds dormaient dans des charentaises, où la pluie frappait les vitres et enrageait de ne pouvoir visiter l’intérieur. Le canapé de bonne facture, tout de cuir habillé, la douce chaleur berçait les gens à l’abri du besoin.
Un va et vient entre l’inconfort chez moi et le bien être chez l’autre, tricotait mes émotions, enrichissait mon imaginaire sans me rendre envieux. Je savais ma vie, je m’accommodais de ma condition.
Ploc ! Ploc ploc ploc !
Dans la nuit froide,
Lorsque les nuages lourds
Jouaient avec la lune,
Ouvraient les vannes
Et larguaient des trombes d’eau
Par intermittence,
Blotti au fond du lit,
Dans la solitude absolue,
Je construisais mon enfance.
Je vivais dans les étoiles,
Elles me racontaient une autre histoire,
Je croyais qu’elles brillaient
Et scintillaient pour moi
Au firmament.
Faut-il avoir connu « a goccia » pour aimer la vie ?
A goccia ?
Ce mot presque sournois, qui s’insinue dans les moindres fissures, fuyant et fouinant, n’a pas osé s’afficher en titre, préférant laisser la trace de trois petits points.
Ploc ! Ploc ! A goccia aurait pu titrer ainsi, mais non, pour être goutte, il faut vagabonder…
Un genre de « supplice de la goutte » mais vous saviez prendre cet inconfort avec philosophie et humour 😉 Fallait bien…
Bonjour AL, c’est le temps maussade qui m’a m’a rappelé cette histoire 😉