Le texte qui suit en italiques est une reprise. Il a été écrit, il y a trente ans.
A cette époque, nous partions en croisade serrée contre la dyslexie mais plus généralement nous traquions tout apprenti lecteur réfractaire. Il y en avait de toutes les couleurs, de l’immature ordinaire au révolté fortement marqué par un profil psychologique. Tous opposaient une résistance provisoire ou durable à la contrainte scolaire.
Le plus souvent, chaque intervenant y allait de sa bonne volonté, de sa méthode préférée. D’ailleurs la guerre des méthodes battait son plein avec une préférence pour la globale. Bataille perdue d’avance car tout enfant qui suit une scolarité normale apprend avec n’importe quelle méthode. Dès que le mécanisme est acquis la progression bascule du linéaire vers une espèce de révolution et cela peut aller très vite selon les enfants. Les réunions pédagogiques se succédaient autour de la méthode miracle. Cela durait des heures, des heures perdues pour ne rien dire que nous ne sachions déjà. Une sorte d’exutoire pour chacun qui semblait se ressourcer dans des faux semblants. Presque tous repartaient pleins d’usage et raison, croyaient-ils, au front perpétuel. Très peu nombreux étaient ceux qui s’arrêtaient un instant pour faire un point sur soi comme sur l’enfant. L’aveuglement de la méthode salvatrice empêchait de voir plus loin que son échec. J’étais seul à proclamer : « Tant que l’on continuera à parler de lecture, c’est-à-dire de méthode, et non de LECTEUR… Je vous donne rendez-vous dans vingt-ans pour la même conférence pédagogique. » On me tapait presque sur l’épaule, amicalement, en me signifiant que j’étais pessimiste. Trente ans plus tard, nous n’avons pas avancé d’un millimètre et cela n’est pas fini.
Certes, je me rendais bien compte que ma boutade ne mènerai guère plus loin car s’intéresser à l’enfant, son environnement, son profil psychologique, n’allait pas non plus révolutionner l’école. Les méthodes, je les inventais en fonction des enfants. Un tel était sensible à l’imagination, hop ! Allons-y de ce côté-ci. Il fonctionne mieux à l’auditif, au visuel… Prenons ce chemin avec lui. Une écoute qui donnait confiance en montrant à l’élève que l’important, c’était lui. Pas facile. Oui, je sais, c’est pour cette raison que nombreux se voilaient la face en appliquant le même protocole avec chacun, comme un traitement médical destiné à une maladie précise. Le problème est que la résistance à l’apprentissage a des causes multiples. Le même traitement ne peut convenir à tous.
En travaillant de la sorte, je me rendais compte que ceux qui réussissaient à s’en sortir rapidement auraient pu se passer de mon aide avec un peu plus de patience ou d’attention dans leur classe. Pour les autres, ceux dont l’échec se perpétuait, il fallait stopper l’acharnement lecture et passer à autre chose. Chaque cas méritait une démarche originale et adaptée car si tous visaient le même objectif, tous ne pouvaient l’atteindre. C’est la vie et quelle que soit la bonté, la charité mise en œuvre, on ne fait que se mettre en paix avec sa conscience. Souvent inconsciemment.
Le ton était à la croisade, il fallait donc être un bon croisé.
Malgré les propos que je tiens, je ne lâchais rien non plus… Je me posais simplement plus de questions sans redouter le recul révélateur de la relativité des choses, de la limite de nos compétences comme des carences ou des incapacités de certains enfants dans ce domaine. Alors j’avais écrit un texte intitulé « Les naufragés de l’Ecrit » pour mes collègues qui avaient la tête toute entière dans le brouillard, remettant sans cesse de l’ardeur à l’ouvrage quitte à renforcer le rejet et la résistance des enfants pour le projet.
Lorsque je parle de l’Ecrit, je mentionne la lecture comme l’écrit rédigé. Tout ce qui concerne l’écrit. Voici le texte jeté comme une bouteille à la mer. Un angle original en espérant une accroche imagée.
Les naufragés de l’Ecrit.
Tout lecteur confirmé fonctionne sur le mode de la reconnaissance immédiate. Son regard et son esprit sont entraînés à faire concomiter forme et fond, perception visuelle et sens. Le mot prend sa pertinence dans la phrase, la phrase dans le texte et tout est source et ruisseau, tout ne coule que pour faire couler l’autre. La fluidité de la pensée se puise dans la fluidité de l’écrit. De la sorte, on reconnaît le torrent impétueux et viril, capricieux et turbulent ; le ruisseau calme et poétique, silencieux et bucolique ; le fleuve large et plat, pollué et stérile.
Tout le monde n’est pas le Nil chargé d’histoire et de rêves ; tout le monde n’est pas l’Amazone mystérieux et impénétrable ; tout le monde, enfin, n’est pas le Gange mystique et imperturbable. A chacun son style, à chacun son eau, limpide, boueuse, légèrement trouble, bouillonnante, légèrement sautillante… Il y a les grands cours navigables et puis les autres, tortueux et pénibles. Il y a les grandioses et les insignifiants, les ridicules et ceux qu’on ignore.
A travers des parcours rectilignes, au hasard des méandres, à l’aplomb d’une cascade, l’esprit vogue, suit, épouse, se cogne, s’émousse ou se vide. Tous ces passagers embarqués dans le canot de la lecture apprécient à leur manière ou luttent contre le courant qui les emporte. Et puis, les autres restés sur la rive, les regardent passer sans comprendre… ils voudraient bien se laisser bercer par le courant mais ils ne savent pas nager et n’osent s’embarquer. Alors, certains font des efforts désespérés et pagaient à vide pour apprendre la combinatoire. D’autres se lancent dans des joutes terribles avec les mots… à coups de rame, bien sûr. Il est des enfants plus tardifs, les réfractaires d’un moment, qui ont besoin de ramer longtemps… Il n’est pas certain qu’ils aient un jour le pied marin. Il est des enfants que l’on met à l’eau sans attendre, qui après quelques balbutiements, quelques hésitations, trouvent les bons réflexes comme s’ils avaient toujours vécu dans l’onde.
Si au hasard de vos rencontres, vous apercevez un enfant à la rame brisée par les durs combats contre les mots, ne le jetez pas à l’eau dans l’espoir de le voir surnager.
Réconfortez-le, promenez-le sur la berge, parlez-lui de l’onde, de la vie intense qu’elle engendre et qui l’habite. Enfin, tendez-lui une rame toute neuve, tout doucement apprenez-lui les gestes de la confiance et de la patience. Si d’aventure, sa rame se brisait à nouveau, prenez-le par la main, montrez-lui, au-delà du rivage, la beauté des choses qui l’entoure. Mais surtout ne pleurez pas sur ses débris : vous le retrouverez peut-être un jour, habile à jouer sur un fil… Vous vous surprendriez alors à l’applaudir.
La vie c’est la réussite quelque part mais aussi l’échec ailleurs. Et même si notre combat est d’éviter les échecs, la vie s’arrêtera probablement le jour où l’homme n’aura plus que sa réussite pour s’ennuyer, tuant du même coup le contraste qui l’anime.
Ce texte qui a plus de trente ans même si j’ai dit trente pour faire compte rond, est et sera toujours d’actualité. Il faut sans doute garder à l’esprit que l’école c’est la vie et non la vie l’école.
*Evidemment, il s’agit d’un vécu dans un secteur particulier qui ne saurait s’appliquer à tous les intervenants de France et de Navarre. Les ordres venus d’en haut cristallisaient une sorte de névrose chez certains : puisqu’on nous le dit, c’est que cela doit être possible. Un porte à faux entre réalité et désir de réussir…