Un temps si lointain, déjà…

Ce matin, la journée démarrait très douce.
J’étais au fond de mon jardin avec un sécateur, j’ignorais pourquoi, je le promenais à tout hasard, sans doute.
L’air était tiède, je passais distraitement entre les pieds de tomates qui finissent leur cycle en mûrissant leurs derniers fruits.
Lorsqu’un petit air doux se leva, venant de la vallée d’Archigna, je me suis arrêté, le regard tourné vers les chemins de mon enfance. Je m’étais évadé de mon jardin pour déambuler dans la cour de mon école au moment de la récré.
C’était il y a fort longtemps, déjà.
Les classes faisaient le plein, nous étions très nombreux, le préau et la cour fourmillaient de vies insouciantes.
C’était un après-midi, une fin d’année scolaire que les martinets annonçaient de cris stridents. Ils montaient très haut dans l’azur, plongeaient vertigineusement vers l’église en contrebas, cerclaient le clocher de leur course folle puis, comme s’ils venaient de faire le tour d’un rond-point, reprenaient leur ascension vers le groupe scolaire. Inlassables, incompréhensibles dans leurs arabesques folles, ces oiseaux en vol perpétuel m’intriguaient. Je les suivais du regard et m’embarquais avec l’un d’eux pour fuir vers la liberté. Aspiré par le vide, envahi par une sensation bizarre de danger, un tourbillon irrépressible me submergeait alors que j’étais à l’arrêt, en plein rêve éveillé. Je me laissais emporter par de vives émotions, j’étais un oiseau…
C’était ma manière de me libérer de mes craintes et de mes doutes scolaires. Je redoutais les dictées, la lecture, le français, comme une torture qu’on m’infligeait chaque jour.

La cour était joyeuse, les enfants libérés de leurs soucis scolaires devenaient insouciants.
Les « Fin d’études », plus âgés, regroupés par affinités rejouaient inlassablement les scènes familières.
Très pragmatiques, il avaient une préférence pour « A tumbera’ » (on tue le cochon).
Pierre imitait le cri du suidé mieux que quiconque et tenait à merveille son rôle favori. Un mélange de chasse au sanglier et de tumbera se confondait. Il devenait sanglier et fuyait devant ses poursuivants qui imitaient, à grands cris et force agitation, la battue traditionnelle.
Le solitaire grouinait, tentait quelques attaques, la tête baissée, les défenses au clair, avant de se retrouver acculé dans un coin. Le plus téméraire des poursuivants l’empoignait par le pied, le tenait fermement en veillant à ne pas endommager le jambon. Dans un geste brusque mais précis, les autres rabatteurs le retournaient pour le placer sur le dos puis le saigneur qui attendait patiemment son tour, plantait son poinçon exactement à l’endroit du cœur. Les cris porcins s’intensifiaient un instant et la bête rendait l’âme dans un dernier soubresaut. Un ultime souffle rageur et c’était fini. Tous les gestes, rapidement mimés, depuis le brûlage des soies jusqu’au dépeçage pouvaient commencer… Les commentaires s’animaient jusqu’à la sonnerie qui annonçait la fin de la récré, le silence revenait dans les rangs.
Demain, ce sera une autre battue et Pierre incarnera un autre sanglier.

A l’autre bout de la cour, Jean Pierre était fermement maintenu plaqué contre le mur. Quatre sbires menaçants le coinçaient, lui relevaient le menton afin qu’il garde la tête haute.
La voix à peine audible s’affirmait à mesure de sa déclamation, Jean Pierre débitait le poème d’Aragon fraîchement appris le matin en cours de récitation :

Et s’il était à refaire
Je referai ce chemin
Une voix monte des fers
Et parle des lendemains…

Et si c’était à refaire
Je referais ce chemin
Sous vos coups chargés de fers
Que chantent les lendemains

On le torturait, on le pinçait, on lui tirait les cheveux, on lui tordait les oreilles… Il recevait des claques… Imperturbable sous les menaces de ses bourreaux, notre camarade récitait avec un réalisme époustouflant, sans rechigner et sans faiblesse, « La ballade de celui qui chanta dans les supplices ».

La cour était vivante et devenait un vaste théâtre pour rejouer, donner vie aux apprentissages scolaires et aux scènes du quotidien dans un accord consensuel immédiat. 

S’ils s’en souviennent encore, après leur longue histoire, s’il était à refaire, sans doute, ils referaient ce chemin…

Tiré de mon rêve par un geai rageur qui plongea vers la vallée, j’ai relevé la tête.
Je gravissais lentement la pente, souriant encore à mes amis, j’avais repris le chemin du retour et rentrais chez moi, tranquillement.

Photo : Une année de fin d’étude.

6 Comments

  1. courageux Jean-Pierre ! je ne garde pas le meilleur des souvenirs des récréations scolaires de mon enfance régentées par les « grandes » qui vidaient systématiquement mon cartable dans la cour, même quand je le dissimulais sous celui des autres…………..

    1. Il y avait des souffre-douleur probablement chez nous aussi, mais vite repoussés car ce n’était pas notre vision des choses.
      Je n’ai pas souvenir d’enfants qui ont souffert de cette dérive détestable.
      Jean Pierre était un brave garçon très serviable à ma connaissance, il était délocalisé.
      Bonne soirée Gibu ! 🙂

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