Mes amitiés au fil du temps.

Mes amis étaient toujours des personnes plus âgées que moi d’au moins dix ans.
Je passe sous silence mon histoire avec Toussaint qui fut à l’origine de ma vie d’après bac et celle de Malo avec qui nous formions un trio inséparable même lorsque la distance nous éloignait.
Ils méritent un chapitre à part.
Cependant, vous aurez juste un aperçu de mon amitié avec Toussaint en lisant le texte qui suit.

Joséphine.

Je crois que j’ai eu une vie extraordinaire. Rien ne me prédisposait à avancer, à rebondir encore et encore dans les coins les plus invraisemblables de la vie. J’étais partout à la fois et personne ne me voyait, la moindre rencontre était, pour moi, un évènement. Je m’en rends compte aujourd’hui. J’ai le temps de cogiter.
C’est en me remémorant mes vingt ans que je réalise ce parcours inouï pour le personnage effacé, insignifiant, que je fus longtemps, qui clignotait comme une luciole pour signifier son existence.

Ma rencontre avec Toussaint presque improbable, à la faveur de l’épisode de « La gabardine » fut déterminante. A son décès, j’ai fait graver une petite plaque sur laquelle figurent ces simples mots : « Un crêpe noir à la gabardine » et puis c’est tout. C’était la fin de notre histoire. Bien des gens qui n’ont pas lu le texte précité ont dû se gratter la tête en cherchant la signification de cette inscription énigmatique posée sur sa tombe. Seuls quelques intimes en connaissent la raison.

Nous étions encore tout jeunes étudiants. C’est lui qui m’avait transporté, depuis ma Corse natale, presque de force jusqu’à l’université niçoise car mon gré penchait plutôt du côté farniente dans mon village. Finalement, mon farniente, je l’ai transporté avec moi et cela le mettait souvent en rogne. Il fallait bien une amitié solide entre nous pour qu’il me supportât de la sorte.
En très peu de temps, j’étais connu de la diaspora corse de proximité dans le quartier François Grosso et ses environs immédiats. Il me trimballait partout comme un porte-bonheur que l’on prend plaisir à montrer. Je crois qu’une amitié pareille doit être rare. Il avait en moi, une confiance aveugle. Je le ressentais très fort de sorte que jamais, je n’ai trahi cette confiance. C’était impossible, c’est comme s’il m’avait fait naître une deuxième fois en me transmutant dans un autre monde qui me faisait peur et qui finalement m’éclaira fortement sur la vie. J’y ai perdu une grande partie de ma naïveté. J’étais un candide débarqué du fond de la Navaggia, habitué au chant des oiseaux, à la claire fontaine, aux jardins merveilleux… J’ignore comment j’ai pu encaisser les coups qui détruisaient progressivement tous mes rêves de bisounours.

Je baignais dans la bienveillance ambiante

 Joséphine, sa maman, était une seconde mère pour moi. Elle m’a protégé tout le temps que j’ai passé dans leur giron. Une femme attentionnée, souriante et surtout très soucieuse de ma condition. Elle me nourrissait. J’hésitais parfois à la rencontrer car je trouvais qu’elle en avait assez avec ses enfants. Ses trois grands garçons. Elle trouvait toujours une excuse pour que j’aille la voir aux alentours de midi alors qu’elle rentrait de son travail. Elle savait que je mangeais à la sauvette un peu n’importe comment. Elle me servait des salades de tomates comme elle le faisait pour son fils, enlevant les pépins, l’enrichissant d’olives et d’oignon rouge doux, d’œuf dur, le tout baigné dans de la bonne huile d’olive fruitée, ramenée de sa région de Sollacaro en Corse. Et pour que je ne perde pas mon teint poupon, elle m’appelait « bébé Cadum », elle poêlait des steaks larges comme des omelettes. Un seul prenait toute la poêle. De la viande d’un rouge vif et frais, brillante, servie bien saignante. Je n’avais aucune chance de tomber en inanition ni de me trouver un jour en état de faiblesse ou d’anémie. Qu’est-ce qu’elle était généreuse et douce ! Je revois encore son visage fortement ridé et son sourire épanoui constamment illuminant ses yeux. Mon apparition la réjouissait et déclenchait le récit de nos vies respectives. Souvent, elle riait aux éclats en observant mes mimiques. J’avais cette faculté d’étonner par mes comportements qui donnaient l’impression de sketches à chacune de mes interventions. Une allure de petit mustélidé ébahi qui découvre le monde nouveau.
Joséphine était la bonté personnifiée, j’étais l’ami de son fils donc j’étais son fils aussi. Je n’ai jamais oublié son sourire rempli de bonheur, j’avais l’impression de lui apporter un peu de joie dès que j’apparaissais chez elle.
Je m’en suis aperçu le jour où nous déjeunions tous les deux. Son fils Paul, croupier à Londres, était en vacances chez elle. Je ne le connaissais pas. Lorsqu’il est sorti de sa chambre en peignoir, il s’est assis dans un fauteuil juste en face de nous mais à bonne distance. Il n’a rien dit, il nous observait et semblait prendre sa part de bonheur en découvrant notre complicité. Un jour je l’ai fait rire. Toussaint me regarda et me dit : Il n’y a que toi qui a réussi à le faire rire, il ne rit jamais… Vous imaginez, si devait être drôle et surprenant !

Dans les parages immédiats, je crois, je ne me souviens plus exactement où, vivait une vieille dame nommée madame Marchi. La copine de Joséphine. Veuve aussi, elle vivait seule et Toussaint veillait un peu sur elle. Un jour, elle lui demanda de l’aider à déplacer un buffet. L’engin était sacrément lourd, je crois même que nous ne l’avions pas vidé. Je dis « nous » car il n’était pas question de déplacer une telle masse avec elle. J’étais là, à la rescousse. Nous venions de compter jusqu’à trois, les joues gonflées à bloc, nous soulevâmes le meuble d’un coup pour le déplacer vers l’autre pan de mur. La dame qui avait commencé à nous raconter sa rencontre avec son mari depuis un moment déjà, lâcha sans prévenir : « Ce jour-là, dès que j’ai vu cet homme, ce fut le coup de poudre ! ». Toussaint n’a pas résisté un dixième de seconde à la surprise du coup de poudre. Il éclata de rire et posa brutalement son côté de buffet. Toutes les assiettes, tasses et verres, en fort déséquilibre, se mirent à tinter de concert. Pendant de longues minutes mon ami ne put réfréner son fou rire, le visage cramoisi, les yeux fermés et la respiration suffocante. Il en pleurait. Lorsqu’il reprit ses esprits, il demanda à la dame de ne plus parler perdant le transport. Cela ne suffit pas à calmer ses soubresauts incontrôlables, nous parvînmes, tant bien que mal, à poser le meuble à la bonne place… C’était toujours amusant de l’entendre parler, elle avait quitté la Corse depuis fort longtemps mais en avait gardé les distorsions de langage…

Voilà, comment un simple coup de poudre de Perlimpinpin, telle une traînée d’étoiles, me transporta dans le temps pour réveiller ce souvenir. Je n’ai point besoin de baguette magique, je nage facilement dans le passé, désormais vous en êtes convaincus.

Joseph.

Je vous parle d’un temps que tout le monde peut connaître. La vie d’hier comme celle d’aujourd’hui accrochait ses aléas jusque dans nos rencontres…

Par ma profession, j’avais l’habitude de fréquenter des milieux modestes, là où naissent les difficultés, où l’écoute et le regard sont les soutiens de prime abord.
Et puis un jour… je fis une rencontre d’un autre type.

Il avait 35 ans de plus que moi, le visage buriné des marins bretons, le cheveu blanc, le corps massif, le centre de gravité bien bas pour mieux résister aux tangages d’une barque de pêcheur. Après avoir bourlingué sur quais et bateaux, dans les bars des villes battues par la pluie et le vent, essuyé quelques tempêtes sur mer comme dans sa vie de famille, Joseph avait échoué dans la région parisienne pour fonder une entreprise.
A ses débuts, il était à la tête d’une équipe de douze ouvriers.
Par le plus grand des hasards, je me suis trouvé à ses côtés lors d’un déjeuner, en quelques mots, quelques regards, nous sommes devenus amis.  
Dans ses moments d’émotion, il me lâchait volontiers, en me tapant sur l’épaule : « Tu es mon meilleur !»
Son enfance ressemblait à la mienne. Sa galère lui avait forgé une ambition plus forte mais son fond restait le même.
En fin de carrière, il alimentait une dizaine d’associations caritatives dans la plus grande discrétion. Il m’appelait parfois pour me demander mon avis sur l’apparition d’une nouvelle et dispersait le reste de ses économies pour son plaisir.
Il m’emmenait visiter des châteaux mis en vente aux enchères, puis versait une somme importante pour participer à l’achat qu’il savait perdu d’avance puisqu’il figurait juste pour le plaisir. Il jouait à gaspiller son capital, son intention n’était pas d’acquérir un bien qu’il n’aurait pu assumer. Il payait très cher son droit de visite approfondie.
C’était sa manière d’assouvir ses rêves d’enfant en fréquentant des endroits de légendes. Sa discrétion n’avait d’égale que sa volonté de me faire connaître un monde qui m’était étranger et que je n’aurais jamais connu sans lui.
Il détestait le côté mondain mais se plaisait à m’y plonger pour mettre ses idées en pratique en agitant l’aspect détestable de ces comportements. Il m’offrait des moments en immersion pour mieux me faire comprendre. Il riait de voir tous ces parvenus, M. et Mme de La Complaisance, M. et Mme de la Tour Penchée, ces opportunistes se pavanaient dans les cocktails mais rien ne transparaissait sous le costume neutre et la grande placidité de Joseph. J’avais l’impression qu’il me donnait une leçon de vie en jouant au faux châtelain. Il m’a semblé qu’il était ainsi.

Un jour, il me demanda de l’accompagner à Alençon pour vendre une très grande bâtisse cernée d’un immense jardin, remplie de meubles anciens sculptés. Il la vendait pour une bouchée de pain, au prix d’une moto, à des gens sans fortune qui n’auraient jamais pu s’offrir une telle demeure. Il riait et prenait plaisir à répandre un peu de bonheur au nez et à la barbe des plus nantis qui convoitaient le bien. Il choisissait le moins offrant, souvent un voisin de la bâtisse, en location, dont il savait les modestes revenus.

J’avais tant apprécié sa manière d’être que j’ai refusé une offre de terrain à Chantilly, un cadeau qu’il voulait me faire pour mon fils. Maintes fois, il m’a tendu des liasses pour des achats inutiles ou à peine utiles, j’ai toujours refusé pour ne pas abîmer notre amitié, il me donnait raison et jetait son argent ailleurs.
Lorsqu’il m’invitait dans les grands restaurants, nous étions dans notre coin à observer les manières de ceux qui n’avaient jamais trempé dans le besoin.

Avant de partir à travers ciel, Joseph s’inquiétait du sort de ses ouvriers. Son entreprise avait prospéré et comptait trente-cinq employés lorsque la lassitude due à son grand âge lui claironnait qu’il était temps de passer le témoin. Il leur a offert les ateliers pour le franc symbolique après avoir formé son chef de chantier à la gestion de l’entreprise. Ce dernier devenait propriétaire avec l’obligation de ne licencier aucun ouvrier. Puis, il s’est retiré sur la pointe des pieds pour ne gêner personne. On ne l’a plus revu dans les parages de sa petite usine.

Ses deux enfants étaient décédés avant l’âge de cinq ans, ils sont restés en filigrane dans sa tête toute sa vie. Il m’en parlait parfois… il avait choisi de s’amuser des coups durs de sa vie mais restait attentif aux plus faibles. Il noyait son chagrin dans des grands crus classés cherchant les années de naissance de ses invités…
C’est à son contact que j’ai connu des vins réputés qu’il m’offrait par dizaines de bouteilles lorsque le temps vint de vider sa cave.

Peut-être a-t-il vu en moi son garçon qui n’a pas survécu. 
Je n’ai jamais su pourquoi il m’avait choisi, le poète dirait : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi… »
Il m’a promené sur un autre versant de l’existence que j’ignorais royalement avant de le connaître..

Je n’aime pas ta ficatelle ! disait-il.
Et ça le fait rire !

Barthélémy.

Ce fut une rencontre digne des choses de la vie. Une rencontre banale. Je jouais à la pétanque sur le terrain des séniors, c’était un jour de hasard. L’après-midi bien avancée, non loin du crépuscule, Barthélémy prenait un peu de repos, assis sur un muret avant de rentrer chez lui. À ses côtés, sa chienne Mendeley à la robe mitigée entre sable et fauve, patientait.

Barth, pour les intimes, étudiait mon jeu depuis un bon moment et attendit la fin des parties pour m’inviter à m’assoir à côté de lui. Il m’avoua qu’il m’observait depuis quelques jours, qu’il s’était enquis de mon identité auprès de ceux qui me connaissaient. Nous avons conversé un bon bout de temps.

Dès ce premier soir, l’affaire était pliée, peut-être m’avait-il déjà sondé, jaugé les jours précédents sans se manifester ?…

Barthélémy Lambertini était corse comme moi, originaire de la Castagniccia. D’emblée il me voua une amitié sans bornes. Nous avions parlé une petite heure seulement et cela m’étonna fortement qu’il accordât confiance à quelqu’un en si peu de temps et si courte conversation.
J’avoue que je fus un peu gêné aussi. On ne savait rien de nos histoires respectives.

En fin de semaine, nous étions invités Annie et moi à dîner chez lui.
A voir son intérieur, l’homme avait bien réussi sa vie. C’était la première fois que je fréquentais un milieu très aisé, hors de l’artisanat et du manuel, de quelques étages au-dessus de ma condition.
Pourtant, je sentais que Barth retrouvait avec bonheur, en ma compagnie, un comportement nustrale (de chez nous). J’avais l’impression que nous nous connaissions de longue date et que nos relations avaient la simplicité de nos villages, de nos quartiers et ma gêne s’évanouissait progressivement.
Son épouse Zinette, une femme à la hauteur de notre complicité bien qu’elle fût dirigeante d’une partie importante des Galeries Lafayette. Elle nous regardait tous les deux en silence, sans jamais se mêler à nos conversations nostalgiques et lorsque Barth s’éclipsait quelques minutes, elle en profitait pour me dire qu’il me considérait comme un fils. Déjà.

Il était protecteur à mon égard alors que je n’avais nullement besoin de protection. Lorsqu’il m’arrivait, dans des moments d’égarement, de me montrer maladroit ou de dire des bêtises indéfendables devant une assemblée de boulistes, il prenait ma défense contre tout le monde. Même insupportable, j’étais intouchable. Je n’avais jamais connu une telle amitié inconditionnelle, je ne comprenais pas pourquoi et résumais l’affaire à « Parce que c’était lui et parce que c’était moi. » Je ne voyais pas d’autre explication.

Barthélémy dirigeait une maison d’édition à Londres, il était retraité de fraîche date lorsque je l’ai connu. Il vivait dans un autre monde, j’évitais de me trouver en compagnie de ses hôtes habituels du showbiz. Je fuyais ces relations, ne me sentant pas très à l’aise. Il finit par me piéger, un jour. Il rêvait d’une telle rencontre.

Un matin, sous un prétexte fallacieux, Barth me téléphona pour me donner rendez-vous chez lui vers treize heures. Le moment n’était pas suspect. En arrivant à la minute précise, je me suis retrouvé devant une tablée de gens costumés, « empapillonnés », parlant et riant très fort. Je fus présenté sur le champ en grandes pompes, affublé du titre de professeur de psychologie. Il y avait là, des compositeurs connus, des paroliers, des arrangeurs dont un l’avait été pour des musiques de Johnny Hallyday… Il me les présentait, un par un, mais je n’entendais rien, j’étais perdu entre paroles et musiques. Titres et compétences m’échappaient totalement. Si j’avais dû subir une interrogation écrite quelques minutes plus tard pour résumer cette rencontre j’aurais récolté une bulle. J’en voulais terriblement à mon ami de m’avoir plongé dans un tel embarras. A côté de lui, une assiette et un verre, posés à l’envers, m’attendaient pour que je prenne le dessert avec eux.
Une « invitation » malicieusement préparée, il savait que je ne viendrais pas s’il m’avait informé autrement. Barth était aux anges en me faisant découvrir ses anciens collaborateurs et m’exposant à eux. Une fois tout ce beau monde parti, je lui demandai pourquoi il m’avait présenté ainsi, de manière ronflante : « Laisse-moi faire, tu le mérites, tu crois qu’ils sont mieux que toi ? » J’avais compris… c’était son envie, j’étais son ami.

Une année, avant mon départ en Corse pour les vacances, Barthélémy était mal. Je le savais en fin de vie. Je suis allé le saluer avant de partir. Il était dans son lit, dès qu’il m’a vu, ses yeux se sont exorbités. Son regard profond me pénétrait et ne me quittait plus. D’une voix très forte et affirmée, il appela son épouse et lui ordonna de me donner de l’argent. Nous jouions ensemble à des jeux de hasard, nous étions fin juin, Zinette me donna de quoi jouer jusqu’au mois de février. Je n’ai pas pu refuser, elle savait sa fin proche et souhaitait que je garde ce lien encore quelques temps.

Le jour de ses funérailles, je rentrais de Corse, je m’y suis rendu incognito, perdu dans la foule. A la faveur d’un mouvement parmi les gens, sa femme qui se trouvait assez loin, m’aperçut, me prit par la main et me dit : « Vous allez rester à côté de moi ». En entrant dans la chapelle pour gagner le premier rang, j’ai été saisi par une musique. Je connaissais cet air et cherchais à savoir d’où venait le chant.
Pascal et Dominique, les deux frères jumeaux de Barthélémy, chanteurs bien connus en Corse, se trouvaient dans un coin de l’église et chantaient, s’accompagnant à la guitare, « Paisanu o Paisanu… tu resteras toujours des nôtres… » 
Une chanson de notre île importée de si loin.
En quelques secondes je m’étais évadé, transporté de Versailles à Piubbeta son petit village natal perdu dans la Castagniccia.
Des images défilaient dans ma tête. Bercé par la musique, téléporté dans notre île, je déambulais avec lui parmi les châtaigniers qui perdaient leurs feuilles. Les sangliers piétinaient les bogues béantes tombées de la dernière nuit pour libérer le fruit et actionnaient leurs mâchoires puissantes écrasant bruyamment les châtaignes. La promesse d’un bon figatellu que Barth me ramenait de ses voyages au village. Quelques champignons moussus embaumaient la châtaigneraie de leur parfum humide, et l’amanite des César, très présente dans le coin, dénonçait la tue-mouche en arborant son orange éclatant, sans taches et sans écailles blanchâtres.
Nous étions si loin et si proches encore. Je vagabondais avec lui dans un endroit que je ne connaissais pas, dont il me parlait si souvent.

C’était notre dernière promenade dans nos sous-bois lorsque débuta la musique de la Chanson de Lara, sa préférée qui dura le temps des condoléances. Nous étions repartis par-delà les nuages, survolant des paysages neigeux dans une sorte de nostalgie et de douceur infinie. Je voyageais avec lui, ignorant le monde qui m’entourait… Lorsque la musique cessa, Barth me lâcha la main et d’une voix d’outre-tombe déjà, me susurra :
Va, la vie est belle… regarde, parle, souris mais souviens-toi du temps, ce temps qui voyage sans répit, sans soupir, et puis un jour, il t’abandonne là, sans le moindre état d’âme. 

Bien des années ont passé et Barth sait aujourd’hui, ce qu’il en est de l’après vie. Peut-être sait-il, devrais-je dire car nous sommes désormais interdits de communication verbale.
Je le vois qui voudrait me dire encore…ou alors, hilare, amusé, patient… Quelle chance ou quel dommage de ne savoir l’énigme qu’une fois la vie finie ! (?)
Peut-être aussi, là-bas, le temps n’a-t-il plus de sens et le silence de la mort qui ne nous apprend rien, annonce-t-il le néant ?

En attendant de savoir à mon tour, je savoure toute rencontre qui se présente à moi… Rencontre , est possiblement la promesse d’une belle aventure.

Yvon.

Les charmes du reclassement perpétuel avant la titularisation nous avaient conduits dans un endroit improbable, le plateau de Bècheville aux Mureaux dans les Yvelines.

Dans un bois, assez fourni à l’époque, au beau milieu d’une clairière, trônait un château transformé en école. C’est là que mon épouse était mutée très loin de notre modeste domicile. Nous devions démarrer à cinq heures du matin, prendre deux trains en changeant de gare et faire le trajet inverse pour arriver chez nous en miettes, vers vingt heures. Un cycle infernal difficile à tenir alors que nous attendions notre premier enfant. Pour alléger notre chemin de croix, l’édile du coin nous avait proposé une pièce dans les combles du château. Une sorte de cellule étroite dont l’unique hublot se trouvait à trois mètres de haut. Un resserré de six mètres carrés environ. Plusieurs geôles du même genre étaient peuplées de célibataires qui enseignaient un peu partout dans la ville. La douche commune qui servait également d’évier à vaisselle, masquée par un rideau sommaire,  était située au beau milieu du grenier non loin des toilettes. C’était un aménagement de fortune créé à la hâte pour faire face à l’arrivée massive d’enseignants. La ville subissait un accroissement soudain de sa population, suite à une immigration également massive. Le temps de visiter le local, un débarras plutôt que local, et de prendre connaissance du mode de vie proposé, nous reprîmes notre cycle infernal par voie ferrée en étant certains de ne pas tenir le coup… La vie de château qu’on nous proposait était celle d’un jeune couple perdu au milieu de babas cools.

J’étais bombardé sur ces terres pour la mise en place du premier groupe d’aide psychopédagogique en région parisienne afin de venir en aide à des enfants transplantés. Une population qui devait s’habituer tant bien que mal à un nouveau mode de vie sans changer ses coutumes puisque regroupée en masse au même endroit. Bref, le tableau dressé témoigne de l’immensité de la tâche assignée.

Le meilleur moment était celui à la cantine du château. Plusieurs enseignants se retrouvaient là et faisaient connaissance. Nous étions tous des provinciaux et deux corses. Je n’avais pas perdu mes habitudes de conteur de fariboles et de force anecdotes. J’étais intarissable, toujours joyeux à mettre un peu d’ambiance autour de la table. Parfois, certains se précipitaient pour être les premiers à mes côtés.

Yvon se trouvait toujours à une autre table pas trop éloignée. Il était à portée de paroles et n’en perdait pas une. Il riait comme s’il assistait à des sketches pendant le repas.  Il n’en loupait aucun, toujours surpris du renouvellement du répertoire. Un jour, il m’attendait à la sortie et m’avoua qu’il s’amusait beaucoup à écouter mes histoires et me demanda s’il pouvait venir à ma table la fois prochaine. Au repas suivant nous étions côte à côte et devînmes assez rapidement des amis.

La première fois que nous partîmes en vacances pascales avec lui, chez nous à Lévie, nous fîmes un crochet en Saône et Loire chez ses parents, histoire d’effectuer une coupure et passer une nuit en Bresse. Ses vieux parents nous attendaient. La nuit était tombée depuis un bon moment, l’endroit était humide et le brouillard isolait la longère bressane, maison typique de l’endroit toute en longueur comme son nom l’indique.
On se serait cru à Noël tant l’atmosphère intérieure était secrète et paisible, la lumière tamisée, il ne manquait que l’arbre du père-Noël.
L’accueil fut chaleureux, les amis du fils étaient les bienvenus. La table dressée dans un petit coin se fondait dans une lumière orangée très discrète.
J’étais à côté d’une petite fenêtre dont le volet était resté ouvert. Dehors, quelques lueurs blafardes flottaient dans la brume. Une légère buée s’était formée sur les vitres rendant le paysage garni de pommiers, encore plus mystérieux. Juste à quelques mètres, un puits, dont les margelles humides luisaient sous le faible éclairage échappé de la maison, semblait raconter des histoires mystérieuses. J’imaginais un endroit perdu dans la campagne écossaise, investie par un voile brumeux, j’attendais l’apparition d’un vieux fantôme fatigué de surgir mollement, condamné à surprendre les inconnus.
Un petit frisson me parcourut le dos, un tintement de fourchette me ramena à la réalité.

Un gros poulet de Bresse, bien croustillant dont seuls les rôtisseurs de métier connaissent le secret de la croustille, fumait sous nos narines. On entendait la peau craquer à la découpe, ce qui réjouissait par avance mes papilles mises en folie par l’appétit après un long voyage. Le jus fort bien assaisonné livrait son fumet lorsqu’on imbibait un bout de pain de campagne dont la croute épaisse chantait sous la dent. C’était un bonheur de se trouver dans cette intimité calme et discrètement joyeuse.
Père et mère de notre ami étaient aux anges de retrouver un peu de vie. Cela se devinait à leurs sourires et leurs empressements à raconter, encore et encore. La vie c’était eux qui la produisaient. Tous les deux étaient très volubiles, le père surtout me surpassait dans le bagout. J’avais trouvé mon maître en la matière, je crois bien que je ne suis jamais resté aussi longtemps muet que ce soir-là.
Et lorsqu’arriva le dessert ce fut un ravissement. Une large terrine, à bords modérément hauts, fit son apparition au milieu de la table. Un flan. Oh ! Un flan maison avec du bon lait de la ferme toute proche, des œufs frais de poules coureuses et pondeuses, à la croute ondulée, d’un brun soutenu, avec quelques cloques noires çà et là. Dès l’entame pour le partage, le flan tremblota puis flapota* et un caramel liquide remonta le long des entailles comme une résurgence brune surgie de nulle part, puis s’écoula dans le fond du plat. Un goût incomparable, les œufs frais et le lait fermier faisaient union parfaite dans une saveur que j’avais oubliée depuis mon enfance. Je crois bien que je n’ai plus jamais suçoté, promené d’aussi bon flan aux œufs, le « frissotant »* entre papilles et palais jusqu’au fond du gosier. Seule Perrette avec son pot au lait devait connaître le secret de cette merveille culinaire, un entremets que l’on savoure à la campagne.
Ah ! Dieu, que je me souviens de ce moment divin.
Ces visages paisibles, emplis de sérénité, n’ont jamais quitté ma mémoire.

Souviens-toi Yvon, je te faisais rire lorsque j’imitais ton papa. De retour dans notre région parisienne que nous rêvions tous de quitter un jour, tu esquissais un sourire lorsque je te surprenais avec « A tous les coups ! » en y mettant son ton. C’était une expression que ton père assénait en conclusion de chaque phrase importante pour lui, comme une estampille de label. Ces braves gens aimaient leur terre et cela se sentait à leurs moindres faits et gestes.

Yvon, je l’ai presque perdu de vue depuis mon retour en Corse. J’ai une longue histoire avec lui et de quoi écrire un livre. On se téléphone parfois, on sent la vie fuir sans nous et j’aimerai bien le revoir encore une fois avant que la folle ne me plonge dans le ravin.

Mon cher Yvon ceci est un souhait, je sais que tu liras ce texte. Alors, A prestu comme on dit chez nous, à très bientôt. Je t’attends.
Yvon est revenu deux fois depuis lors et promet de revenir encore…

*Flapoter n’existe pas, vous avez l’habitude, désormais, de rencontrer ici des mots follets. Déformation ondulante d’une masse gélatineuse.
*Frissoter n’existe pas non plus, il signifie, dans mon langage, faire onduler en bouche en émettant un discret frrrrtement.

Pour te remettre l’eau à la bouche, souviens-toi de mon jardin. Il y a des clous rouillés dans les trous des murailles, des belles fleurs, du raisin dont tu raffoles… Tu t’en souviens ? 

La première quinzaine de septembre 2022, il retrouvait mon jardin.

Camille.

Camille était directeur d’école dans une ville limitrophe de Versailles, le plus important établissement primaire de mon secteur.
La première fois que j’ai débarqué dans son bureau pour me présenter, je l’ai trouvé plutôt méfiant.
Il devait se demander ce que je venais faire là, un électron libre dans un milieu très encadré, ça n’inspire pas la confiance.

Il se montrait conciliant mais venait s’informer dans ma salle avec une certaine curiosité, une certaine distance aussi . Très vite tout allait basculer sur un coup de hasard.
Il y avait dans son école un enfant qui posait problème, suivi à l’extérieur par un pédopsychiatre et cette dernière, puisqu’il s’agissait d’une dame, lui avait demandé un entretien au sujet de l’élève.
J’avais remarqué qu’il était inquiet et se grattait la tête ne sachant pas comment me demander un avis. Il me fit part de son inquiétude, redoutant cette entrevue car il ne savait pas trop comment aborder la présentation.
Il protégeait ses enseignants en leur évitant les situations anxiogènes et prenait tout sur lui qui avait du mal à encaisser aussi. Je remarquais sa gêne, sa douleur finalement, à un stigmate qui s’affichait sur son front lorsqu’il était face à une difficulté qui le dépassait. Une tâche rouge de forme ovale, très marquée, apparaissait au fronton de son visage, une réaction irrépressible qui trahissait son angoisse profonde. Je ne bronchais pas, faisant mine de n’être point conscient de son malaise. Je lui parlais pour ne pas laisser le silence s’installer, un silence probablement dévastateur et très dérangeant pour lui.
Sans doute un peu plus confiant, il me demanda si je pouvais participer à cet entretien pour l’épauler. Sans hésiter, je lui proposai de rencontrer l’enfant pour me faire une idée de son problème, fraîchement révélé à l’école primaire.
Le jour de l’entretien, mi rassuré, mi nerveux, il me présenta comme celui qui pouvait mieux que lui aborder la problématique de l’enfant. J’avais quelques éléments sur ses capacités, l’enfant était intelligent, et quelques indications sur son comportement en classe.
Camille était assis à l’écart faisant mine de compulser ses papiers mais suivait la conversation.
Alors que nous échangions des points de vue, je déclarai à la pédopsychiatre, pour résumer le cas, que cet élève était à mon sens totalement dysharmonique. Ce qui signifie en langage clair que ses productions scolaires n’étaient pas conformes à ses capacités tout à fait normales. Le médecin acquiesça et approuva ma remarque, charge à lui de trouver quelle était l’origine de ce blocage… Je passe sur les détails.

Camille avait flashé sur la dysharmonie dont il ignorait la signification. Ayant assisté à une conversation sereine, ce qui n’était pas le cas à chaque fois lorsque les gens se croient responsables ou coupables des maux des autres… son regard à mon égard changea du tout au tout.

Il était venu chez moi en Corse avec des amis. Nous avons passé une grande soirée, à quatre heures du matin, alors que chacun souhaitait rentrer au bercail estival, il aurait volontiers prolongé son séjour chez moi.

lorsqu’il est parti à la retraite, il souhaitait que je prenne sa suite au conseil municipal, il était adjoint responsable des écoles. Une offre que j’ai déclinée lorsque le maire m’a rencontré pour en discuter. C’était une ville de plus de 30 000 habitants, je connaissais la chanson, il me semblait que jamais au grand jamais, il ne fallait donner ces responsabilités à un enseignant. Trop de copinages le gêneraient dans sa fonction… Il a tenu à me faire attribuer un logement plus grand et plus indépendant, avant son départ, cela me valut une grande inimitié dans le milieu scolaire. J’étais devenu le pistonné corse. J’ai renoncé au logement, on m’assura que c’était voté par le conseil municipal et que je n’avais pas à rentrer dans d’autres considérations. J’ai donc accepté, le climat s’apaisa avec le temps sur cette affaire.

Quelques jours avant son décès dont il ne soupçonnait pas la survenue si proche, il m’écrivait ceci :

« Cher ami, j’ai relu trois fois ta lettre, je pourrai la réciter comme l’on se délecte à déclamer un poème de Ronsard, c’est à dire avec volupté, avec douceur, tant elle transpire l’amitié, la simplicité d’un être qui n’est pas un héros mais un sage, en somme un homme vrai, comme j’aurais souhaité l’être tout entier…
Si je m’en sors, tu vois comme l’anxiété revient au galop, je prendrai le temps comme il vient, comme il se présentera mais je prendrai vite le train pour retourner à mes attaches affectives et parmi celles-ci, tu connais mon cher Simon, ta place…
Deux ou trois artères rétrécies, par les plaisirs de la vie, beaucoup par l’angoisse… tes réflexions sur les enfants ayant des difficultés m’aideront à passer la convalo… Merci pour ton réconfort, j’y songerai beaucoup et ce sera une bouffée d’espoir…
 »
Courrier daté du 30/10/1990

Mon ami n’a pas survécu à son opération.

Camille, sans le savoir, venait de confirmer l’aphorisme de Confucius :
« Nous avons tous deux vies, la deuxième commence lorsque on découvre qu’il n’y en a qu’une. »
Hélas, il n’a jamais pu entrer dans cette deuxième vie.
Sa dernière lettre résume, mieux que je ne l’aurais fait, l’expression de notre amitié.

Je garde cet aphorisme confuciusien toujours en filigrane dans mon esprit, ma deuxième vie, il y a belle lurette que je l’ai commencée.
Je n’ai pas attendu une catastrophe pour en être conscient et la vivre sans qu’un douloureux évènement me révèle son existence.
Il n’y a de grands regrets, de remords aussi, que du bris des choses fragiles.


Mes amitiés anciennes ont fortement contribué à enrichir ma philosovie…

2 Comments

  1. Simon ,
    Vos mots et tournures m’ont ému , je vous embrasse ainsi qu’anie
    Les larmes aux yeux au souvenir de
     » gabardine  » .
    Un destin , l’amour fraternel d’antan .🥂💝💫 un cadeau du ciel . 😊

    1. Merci Passasacu !
      Ma vie fut heureuse et ma condition familiale très modeste fut ma chance.
      Cette dernière n’a cessé de me poursuivre tout au long de ma vie qui ne fut que rebondissements… J’ai rencontré des gens empathiques y compris mes supérieur désolés que je je reste dans l’ombre 😉
      Il m’a fallu beaucoup de temps pour aller vers la lumière.
      Bona sera, semu à u furru e femu i pizzi !

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