Les crochettes.

Ah ! Le temps des crochettes ! Si vous y étiez !

A l’annonce d’une soirée crochettes, nous savions que le moment serait divin. Un moment de partage dans la bonne humeur et dans la pure tradition de notre quartier. Nous vivions en parfaite synergie, tous unis dans les bonnes comme les mauvaises passes. Nous ne manquions de rien. Si l’huile venait à faire défaut chez nous, il suffisait de se rendre chez le voisin avec un bol ou un verre, même si Pilili, l’épicière de la Navaggia était « Open » à toute heure de la journée et jusqu’au coucher.

Les crochettes, c’était encore une « invention » de mon père. J’étais au montage des brochettes, exclusivement composées d’abats, cœur, rognon et foie de veau, oignon et tomate.. C’est en me voyant crocheter comme ma tante le faisait avec ses broderies que mon père s’écria « Ah ! C’est ça les crochettes ? » Il venait de découvrir la chose qui l’intriguait lorsqu’on lui annonça la première soirée au clair de lune.

Ces veillées comptaient beaucoup pour ma petite famille lorsque nous rentrions du continent pour nous ressourcer durant les vacances estivales. C’était un passage nécessaire pour notre santé morale.
Je me replongeais dans l’atmosphère rassurante de mon enfance, à deux pas seulement de l’oliveraie de Savalè que je parcourais à la découverte des nids de merles et bien d’autres petits secrets.
Je communiquais, sans le savoir, mon passé de gamin à mes enfants, communiquais un patrimoine.

Je me souviens parfaitement de ces soirées de fin d’été.
Dans la dernière partie du mois d’août, les nuits devenaient plus fraîches, le brouillard commençait à monter de la vallée et le raisin de la treille éclatait sous les morsures des guêpes en quête de sucre. Certaines personnes, au cœur dur, me faisaient remarquer en me montrant la brume qui s’élevait jusqu’à la maison, qu’il était temps de partir. De retrouver la région parisienne alors qu’elles s’apprêtaient à rentrer dans leurs quartiers d’hiver. La nostalgie m’assaillait.
Les derniers jours, je perdais mon sourire et faisais le plein d’images de mes coins préférés. J’emmagasinais le maximum de souvenirs en ayant l’impression que j’emporterais tous mes secrets dans mes bagages. Parfois, je restais un long moment sur un haut rocher à regarder en direction d’Archigna comme un indien qui scrute l’horizon. J’entendais gronder le fleuve, mon imaginaire me transportait sur ses rives, musette au dos et canne à pêche à la main. Je sautais de rocher en rocher, je visais la coulée au léger glouglou chantonnant, je savais la truite en chasse à cet endroit exact et j’attendais son attaque…
Le jour du départ, mon visage s’assombrissait, je devenais muet. Il ne fallait pas me parler jusqu’au tournant de Cirana à partir duquel on ne voyait plus le village. Ma gorge ne commençait à se dénouer que bien plus tard lorsque je réalisais que nous étions partis, que mon village s’éloignait dans mon dos.

Nos plus belles soirées nous les avons passées avec André et Catherine dans notre coin d’Ambrusginu, la partie la plus basse de la Navaggia. Nous étions au bout du monde. Après notre maison, c’était le chemin qui conduisait aux vergers de Savalè.
Aujourd’hui, le maquis et les ronciers ont tout englouti.

Nous étions regroupés comme une tribu indienne. Pour rien au monde nous n’aurions manqué ces soirées autour du brasero. Le camp était protégé par des couvertures épinglées sur l’étendoir côté vallée pour nous abriter du vent devenu frisquet dans l’été qui filait vers sa fin. L’autre côté également camouflé, nous étions entourés d’un patchwork rococo qui formait une large tente canadienne bien plus qu’un tipi.
L’intimité était assurée dans cet endroit déjà isolé. Seule la voûte céleste nous envoyait quelques clins d’œil, et même des clins d’yeux, lorsque le léger voile nuageux se dissipait. Parfois, nous entendions le renard en visite autour du poulailler, un goupil qui faisait diversion en imitant l’aboiement d’un chien. Il n’était pas rare, non plus, de deviner les pas plus ou moins étouffés d’un braconnier en mission secrète, qui s’engouffrait dans le silence de la nuit. Les femmes sortaient leurs peignoirs et les enfants leurs gros pulls d’hiver, cela permettait à chacun de tenir jusqu’au bout de la nuit. Tout était organisé sans entente préalable. Papa faisait le clown, André était préposé au feu, au soufflet et aux grillades, j’étais le cuisinier. Je n’ai pas souvenir que nous demandions une aide féminine… Les enfants étaient aux anges, blottis les uns contre les autres, ils écoutaient nos histoires, totalement conquis par cette ambiance familiale, intimiste, presque mystérieuse.
Très attentifs, bouche bée souvent, ils guettaient le frisson et se construisaient sans le savoir tout un stock de souvenirs…

C’était un rituel annuel et pour rien au monde nous n’aurions manqué ce dernier rendez-vous, un ou deux jours avant le retour sur le continent. Peu m’importait de savoir s’il ferait friquet, bien au contraire, la brume, lorsqu’elle survenait en début de soirée, me rappelait les jours d’automne durant mon enfance. J’avais l’impression que la fée du Fiumicicoli, en contre-bas de la maison, me faisait ce cadeau avant de partir… Le fleuve fumait pour me communiquer son message de « bon retour et à l’année prochaine ». J’imaginais que des sioux vivant au bord de l’eau m’adressaient ces vagues fumantes pour me saluer encore une fois. Ces bouffées d’encens, inodores, m’étaient destinées. Ainsi, je communiais avec chaque indice qui semblait remonter de ma jeunesse. J’interprétais chaque fait naturel comme s’il m’était destiné, non par égocentrisme, mais parce qu’il me plaisait de saturer tous mes sens ouverts aux parfums de ma Navaggia natale.
J’avais l’impression de repartir l’esprit chargé de souvenirs, en osmose parfaite avec l’ici que je transportais ailleurs, dissimulé en mon for intérieur, dans un perpétuel maintenant.
C’était un besoin vital.

Je me sens en bon équilibre malgré tous ces retours incessants dans le temps.
Certains appellent cela, la nostalgie, plus sévèrement le passéisme.
J’imagine que la nostalgie peut être source de plaisir aussi. Avec ce mouvement perpétuel entre passé et présent, jamais, je ne perdrai mon âme.
C’est ainsi, avec ces voyages permanents dans ma jeunesse que je reste définitivement un enfant. Quel bonheur de quitter cette terre après un long voyage, le petit garçon qui sommeille en moi s’imagine que cette énergie éclatera dans une autre galaxie. L’univers, apparemment, est rempli de mystères et de surprises…
J’irai tutoyer les trous noirs !

La tête pleine de bons souvenirs, je suis prêt.
Mon présent se déroule à la lueur du passé, un éclairage rassurant car le futur toujours incertain, pour moi n’existe pas.
Un verre rempli d’eau sur laquelle surnage une mappe d’huile d’olive, une mèche allumée fait figure de lumignon, « u nosciu lumineddu* » trônait sur la cheminée et continue de me guider.

La sagesse se niche dans l’humilité.

*Notre petite lumière.

Ma période Dalienne.
Mon père faisait le clown.

4 Comments

  1. Voilà le secret d’un homme heureux, lorsque l’enfance était simple mais remplie d’insouciance et d’amour, ça rend fort pour la vie 🙂

    1. Et là, je reviens du jardin, j’ai tout nettoyé et donc, je suis fourbu mais heureux d’avoir accompli cette tâche.
      Je n’étais pas certain de faire un tel travail. 🙂

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