Montaigne et Rabelais m’ont sauvé.

On ne comprend pas tout, tout de suite. Je disais, hier, que j’étais entré en seconde plutôt mal en point en ce qui concerne la lecture. Comment ai-je pu faire pour m’en sortir plutôt bien ?

On se trouve des raisons, qu’elles soient vraies ou fausses peu importe, pourvus qu’elles satisfassent notre jugement.
Ma chance, je veux bien le croire, fut cette rencontre avec Montaigne et Rabelais. Ils ont joué un sacré tour à mes camarades bons lecteurs. Imaginez-les, un instant en train de lire les extraits ci-dessous en vieux français. Avouez qu’il y a de quoi entraver et freiner le plus à l’aise d’entre nous, possédant une excellente lecture expressive. Pour une fois, je n’étais pas le seul à hésiter, à m’empêtrer dans les syllabes lors de la lecture à haute voix imposée par le prof. Je me trouvais au même niveau que les copains… une aubaine et un bien fait fou pour le moral.

Surtout ne vous amusez pas lire les extraits qui suivent, c’était juste pour les plus courageux qui voudraient faire un pas dans « De l’oisiveté » de Montaigne et « L’adolescence de Gargantua » de François Rabelais. Je l’adorais celui-là. Il portait le même prénom que mon père. Michel, aussi, j’ai beaucoup aimé. Je les cite de temps en temps comme pour les remercier. Ils doivent bien se marrer s’ils m’entendent, eux qui ont donné plus de fil à retordre aux bons lecteurs qu’à ceux habitués à hésiter sur chaque mot.

Voyez, braves gens, à quoi ça tient la réussite ou l’échec. Parfois à pas grand-chose. Une rencontre, bonne ou mauvaise, une rencontre qui change tout.

J’avoue que je camouflais mes carences à l’expression orale par une meilleure aisance à l’écrit. J’avais passé des nuits à découvrir des mots, sur le tard, dans un vieux dictionnaire du début du 20e siècle, offert par Denise en cachette de son frère. C’était mon livre de chevet faute d’autres bouquins… il était rempli de merveilles, de nuances, d’étoiles. Une richesse qui vous engage à connaître encore et encore.

Pour une fois, j’étais presque plus à l’aise que les autres. Habitué à achopper sur les mots, là, je n’avais aucun scrupule : c’était normal, presque la règle du jeu. Quand un hésitant par nature hésite, ce n’est pas choquant, il est dans son élément et les autres connaissent déjà la musique. En revanche, qu’un bon diseur de phrases se plante devant « depuy les troys iusques…» dans Gargantua parce que les mots sont défigurés, le temps de réaliser qu’il s’agit simplement de « depuis les trois jusque… », la surprise a déjà fait son effet. On a presque envie de les houspiller pour une fois. C’est comme si une personne valide se mettait à faire une course sur les mains avec un cul de jatte. Peut-être pas jusque-là, mais pas loin.

En tous cas, je me suis senti à la hauteur à ces moments-là, ou plutôt, les autres se sont mis à mon niveau, vous ne pouvez pas imaginer le bonheur que cela procure.

Et quand je pense que bien plus tard, alors que je me destinais à verser dans le scientifique, la vie a voulu que je vole au secours des enfants en bataille avec l’apprentissage de la lecture… J’ai refait mon calvaire avec eux, en m’efforçant d’adoucir le leur… Je connaissais déjà le chemin et toutes ses embûches. J’étais probablement mieux placé pour les comprendre, savoir jusqu’où on pouvait les pousser, en deviner leurs limites… Les miennes étaient posées depuis belle lurette.

 

 

 

Rien n’est perdu. Il y a toujours une aspérité pour se rattraper ou prendre une autre voie qui conduit ailleurs. C’est pour cela que le futur est avenir et reste donc à venir…

 

 

 

 

Or la fin, ce crois-je, en est tout’une, d’en vivre plus à loisir et à son aise. Mais on n’en cherche pas tousjours bien le chemin : Souvent on pense avoir quitté les affaires, on ne les a que changez. Il n’y a guere moins de tourment au gouvernement d’une famille que d’un estat entier : Où que l’ame soit empeschée, elle y est toute : Et pour estre les occupations domestiques moins importantes, elles n’en sont pas moins importunes. D’avantage, pour nous estre deffaits de la Cour et du marché, nous ne sommes pas deffaits des principaux tourmens de nostre vie.                                                                      

ratio et prudentia curas,
Non locus effusi latè maris arbiter aufert.

Essais de Montaigne

Gargantua depuys les troys iusques à cinq ans feut nourry et institué en toute discipline convenente par le commandement de son père, et celluy son temps passa comme les petitz enfans du pais, c’est assavoir à boyre/ manger/ & dormir, à manger/ dormir/& boyre, & dormir/ boyre/ & manger.
Gargantua de Rabelais

  • Pour comprendre le dessin, il faut se souvenir de celui de la veille ou faire un tour par le texte : « Parlotte calami… »

3 Comments

  1. Bravo pour votre témoignage, qui me rappelle celui de Jacques Méchinaud. Pour lui également la rencontre de Montaigne et de Rabelais a été salvatrice.
    Jacky Vellin

    1. Merci pour votre intervention sympathique. Je suis surpris de constater que l’écho de mon blog parvienne jusqu’à vous. Je le pensais plus confidentiel.
      J’aurais pu aller plus loin, encore, dans l’évocation de ces deux auteurs, je ne voulais pas effaroucher mon lectorat.
      Encore merci et bonne soirée.

  2. Merci à Simonu pour son témoignage et à Jacky Vellin pour son petit coup de pouce à apporter le mien. Enfermé pendant des semaines dans une bulle stérile pour traitement d’une greffe de moelle osseuse, je me suis récité pendant des heures, de nuit comme de jour, des textes de Rabelais pour garder le contact avec l’espoir et la poésie. Et çà a marché. Aujourd’hui je suis devenu « diseur rabelaisien » et je me dépense avec grand plaisir à régaler le monde avec cette vieille langue aux vertus ressuscitatives et désopilantes. Si on fréquente régulièrement Montaigne et Rabelais, on a beaucoup moins besoin de médicaments et même de vin ! Quels élixirs pour la grande santé !

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