Durant l’été, j’aurai fort à faire au jardin et ailleurs. Le temps d’écrire sera moins fréquent. Alors, j’ai pensé aux chaînes télé qui se mettent en sommeil en nous proposant des best of. Il m’est trop souvent arrivé d’écrire à la va vite sans véritablement laisser reposer les textes. Je vais donc en reprendre quelques-uns revisités légèrement. Voici le premier qui m’est venu à l’esprit.
Il avait un drôle d’accent, pas l’accent de chez nous, probablement celui d’un coin d’Italie. Les adultes savaient, sans doute. Nous les enfants, nous nous contentions de porter puis de récupérer les chaussures… « Bonjour… au-revoir Monsieur Ange ! » C’était la seule conversation possible avec ce taciturne. Il semblait porter sur lui tout un passé, là-bas dans son pays. Son attitude courbée, son pas lent, sa mobilité réduite et le regard sombre trahissaient une mélancolie, la nostalgie d’une autre vie. Nous ne saurons jamais, l’homme ne se plaignait de rien et ne s’occupait que de chaussures. Il était mécanicien, plus encore, chirurgien des souliers des champs aux bottines des villes. Je peux en témoigner car j’habitais non loin de sa demeure et j’ai connu son concurrent dans un autre quartier, surnommé Asineddu* dont le talent était moins reconnu.
Avec le recul, je me demande ce qu’a bien pu être sa vie. Je ne l’ai jamais vu communiquer avec quelqu’un d’autre que sa voisine Alexandrine. Il effectuait tout juste, quelques pas autour de sa maison sans s’éloigner plus d’une dizaine de mètres… Allez, disons cent mètres pour les jours ou je ne l’ai pas vu.
Dès le couloir, on entrait directement dans son atelier minuscule, de trois à quatre mètres carrés. Il se tenait assis devant la petite fenêtre, ses vieilles lunettes sur le bout du nez qui lui donnaient un air de Geppetto. Il nous regardait arriver par-dessus ses lorgnons sans dire un mot. Il suffisait de lui tendre les chaussures pour qu’il les inspecte un instant avant de les jeter dans une boîte sous la table de travail. Puis, nous tentions un timide : « C’est pour quand ? », aussitôt, « La sétéman qui vient ! » fusait invariablement. Il avait cette habitude de toujours dire : « la semaine prochaine », que l’on soit lundi ou samedi.
Sa vie, très réduite, se résumait à chaussure après chaussure et ressemblait à l’exiguïté de son échoppe. J’avais remarqué qu’il observait toujours les chaussures par paire, bien accolées l’une à l’autre, les tournant dans tous les sens, avant de juger de la réparation. On ne disait jamais quelle intervention nous souhaitions, c’était lui qui décidait. Il connaissait ses clients et savait jusqu’où aller dans la dépense de chacun.
Un nombre impressionnant d’instruments jonchait sa table de travail. Enclumes de cordonnier, alènes multiples pour petits ou gros trous, emporte-pièce à barillet, aiguilles courbées, tire-forme, marteaux à battre ou à clouter, pinces de toutes sortes et tranchoirs à cuir impeccablement affûtés. Il avait toujours à portée de main son galipot, espèce de pâton de résine odorante qui lui servait à confectionner le ligneul, ce gros cordon imprégné de poix ou le fil destiné à solidariser le haut de la chaussure avec la semelle en exécutant, à la main, une double couture croisée impeccable. Pour assouplir son fil et le rendre plus résistant, il tenait sa boule de poix dans une main, tirant avec l’autre le lien qui traversait la pâte. Suffisamment imprégnée, après plusieurs passages la fibre était prête à l’emploi. C’était l’artisan dans toute sa splendeur, la modestie dans la belle ouvrage… Je crois qu’il n’aurait changé de métier pour rien au monde. Chez ces gens-là, on rêve de cuir et de rien d’autre.
Une odeur forte, mais agréable, d’extrait de pin flottait jusque dans le couloir. Selon le moment et le travail qu’il effectuait, le cirage l’emportait sur la poix. L’endroit était idéal pour donner à un écolier le goût de la description, tous les sens étaient à contribution. Battage du cuir, bric-à-brac d’outils, matière lisse ou granulée, parfums entêtants… de l’ouïe à l’odorat en passant par la vue et le toucher, tout l’être était en éveil. Le goût, était pour lui, l’amour et l’art d’être scàrparu.
Au temps de mon enfance, je partais chez lui avec les chaussures de mon grand-père en sautillant. Arrivé devant sa porte, je savais que j’allais recevoir de plein fouet l’expression de tous les sens avec une pointe d’inquiétude car son air énigmatique et silencieux n’était pas rassurant.
Pourtant, j’ai gardé ce souvenir encore vivace d’un homme qui, par son très fort investissement dans le métier, a oublié de vivre. C’était un temps où le mot labeur battait son plein de sens. Monsieur Ange a dû puissamment imprégner son cercueil de résine complice avec le bois de sapin.
J’imagine qu’en arrivant aux portes du paradis, quelqu’un devait l’attendre. Il a dû y pénétrer de son pas lent, sans faire de bruit pour ne pas déranger les anges, ses homonymes. Peut-être leur confectionne-t-il des bottines légères pour sautiller de nuage à nuage…
*Scàrparu : cordonnier.
*Asineddu : ânon, petit âne lorsqu’on veut accentuer l’incapacité à faire ou à comprendre.
*Photo : j’avais écrit, « Au hasard d’une photo, j’ai retrouvé la fenêtre de l’atelier, en haut à gauche. J’habitais la maison en face, entre les deux paraboles »
Je ne me souviens pas de ce cordonnier, mais ton récit est tellement précis et vivant que en te lisant j’ai eu l’impression de l’avoir bien connu.
Merci pour ta réaction, Ines. A cette époque, nous vivions dans nos quartiers sans trop connaître les autres. Je n’ai connu l’Insorito que beaucoup plus tard à l’adolescence. Lévie était un autre village. On se rencontrait à l’église et à l’école…
Le mien était appelé « Le père Bourriquet ». Bourriquet était son vrai nom. Ce cordonnier voisin de mes parents, m’a appris à planter des clous. Il me laissa des semences, un morceau de planche ou peut être un billot et l’un de ses marteaux. Le souvenir est obscur comme devait l’être son petit atelier. Ce fut peut être l’une de mes premières activités de « grand ». Depuis dans chaque brocante où j’en rencontre, je lorgne enclumes, tranchoirs, alènes, tends la main et soupèse ou peut être même caresse, qui sait ?
A vous relire