Le fennec.

Le fennec. Portrait. (Ce texte en gras date de l’époque, c’est l’histoire d’un petit garçon de sept ans et demi – à notre encontre – en retard scolaire)

Ses grandes oreilles perpendiculaires aux tempes accrochaient inévitablement le regard. Sa mère, comme à plaisir, déboisait inlassablement les alentours de la nuque afin d’entretenir le caractère ostentatoire de ces pavillons constamment dirigés vers une longueur d’onde que seul Sébastien semblait en mesure de capter.

Son nez pointu et orientable, humait instinctivement les odeurs ambiantes, parachevant son allure indiscutablement « vulpine ».  Ses lèvres faites pour le sourire permanent, ses yeux rieurs pleins de malice trahissaient le fourmillement des idées qui voyageaient dans sa tête, à des années lumières de ce qu’une maîtresse attend ordinairement de ses élèves. Sa démesure dans le comportement, son hypertrophie généralisée poussaient Sébastien à vivre au-dessus de tous dans une fuite perpétuelle, souvent inapprochable.

Du haut de ses dunes qu’il parcourait avec plaisir au gré de leur mobilité, le fennec contemplait le monde qui cherchait à le domestiquer. Son attitude de grand oisif, ennemi du moindre effort scolaire, contrastait avec la teneur fortement métaphysique de ses questions. Sa vie d’alors consistait à s’exagérer dans son physique comme dans ses agissements afin que son omniprésence, sa presque ubiquité martèle encore plus l’agacement de chacun.

Le jour de sa victoire, le jour où tout le monde a compris qu’il savait lire, Sébastien n’a pu contenir cet éblouissement : il a tenté l’escalade finale. Il est parti à toutes jambes vers la route, glapissait plus fort encore son éclatement. Il a voulu figer tout son monde au-dessus de son corps.

Je l’ai rencontré à son sortir du coma. Le fennec plein de vie semblait être passé entre les mains d’un taxidermiste, son corps naturalisé pétillait encore du regard humide et perçant qui l’avait toujours habité. Il était désormais docile et savait toujours lire. Belle victoire… Le conflit, la guerre ouverte et permanente avec sa mère, la recherche éperdue d’un père jamais rencontré, la pression de l’école… avaient eu raison du fennec. Mais loin du biotope qu’il s’était inventé, s’il vit désormais apprivoisé au milieu de notre désert, le renard des sables continue à gambader dans sa tête… Ce sont ses yeux qui me l’ont dit.

Dès notre première rencontre, j’ai compris que nous étions en présence d’un cas complexe, riche, mais pas forcément compliqué. Ce garçon intenable, en apparence, m’a servi, lors des deux premières séances, toutes les cartes qui allaient nous permettre de déchiffrer son énigme. Cartes sur table pour qui sait décrypter.

Très vif, souriant, intelligent, Sébastien ne prenait pas le temps d’écouter. Il parlait, parlait et parlait. C’était lui qui posait les questions, c’était lui qui imprimait l’orientation des séances.

Son père était très âgé et sa mère très jeune. Ils étaient séparés. Intrigué par la vie et sa situation familiale que personne n’éclairait, l’enfant m’interrogeait sur mon âge, me demandait comment on fait les enfants, me parlait de Dieu…
Un jour, il me déclara : « j’aime ta voix, ta voix est douce ». J’ai décidé à partir de cette affirmation, d’enregistrer toutes les séances. J’avais compris qu’il était prêt à tout « livrer » de manière indirecte et que je ne devais pas rater ce rendez-vous.

Très vite, j’ai remarqué qu’il était « kleptomane ».
Il avait insisté pour regagner sa classe, seul, sans que je l’accompagne. C’était une première, aucun élève ne m’avait demandé cela. Cette attitude n’était pas anodine, je restais vigilant en vérifiant discrètement qu’il rentrait dans sa classe.
En sortant sans être accompagné, il fouillait toutes les poches des manteaux pendus dans le couloir avec une dextérité et une vivacité incroyables. Un regard rapide pour juger de l’intérêt de l’objet à garder ou à remettre presque instantanément dans la poche visitée. Il s’attendait à des remontrances, je ne disais rien avant de le retrouver à la séance suivante.
Je le questionnais alors, sur son comportement sans lui faire de reproches. Il avait l’habitude des réprimandes et paraissait surpris que je ne réagisse pas comme les autres… Il m’a tout expliqué sans crainte.  J’ai appris que sa maman le conduisait régulièrement à la gendarmerie pour lui faire peur, lui parlait de Dieu qui voit tout et le punirait plus tard pour tous ses faux pas. En représailles, elle le tondait … Empêtrée dans l’éducation de son enfant et ne sachant plus comment s’y prendre, elle était devenue très sévère souvent méchante avec lui. Le père était absent, Sébastien entendait bien me faire jouer ce rôle de substitution, j’étais sa planche de salut.

Il avait horreur des livres et refusait tout ce qui suggérait la lecture.

J’avais reçu des haricots secs dans un colis venant de Corse et j’eus l’idée d’étudier avec lui « Comment naissent les plantes à partir d’une graine »». Il me questionnait souvent sur la conception des enfants. Je lui avais proposé cette expérience d’abord. Nous devions dessiner toutes les étapes sur des feuilles flottantes de format A4, pour constituer un dossier. J’avais le mien, lui le sien et copiait tout ce que j’écrivais. Rapidement, j’ai remarqué qu’il rédigeait parfaitement, que ses pages étaient nettes et qu’il ne voulait surtout pas faire de taches pour que ses productions soient impeccables. Nous étions en novembre, j’ai compris qu’il savait lire, écrire, et qu’il fallait garder le secret.

En classe, la maîtresse ne remarquait aucun progrès. Sébastien se livrait par petites doses, inconsciemment, uniquement avec moi. Hors de ma salle, il redevenait l’enfant qui pose des problèmes et que personne ne comprend.

Le départ en vacances de Février fut difficile. Il pleurait : « Je ne vais plus te voir … » disait-il. Les séances étaient son refuge, sa construction secrète, cette attitude commençait à germer sérieusement dans mon esprit sans imaginer jusqu’où nous irions.


Je lui ai donné la plante afin qu’il continue à l’observer chez lui, c’était notre lien. Au retour de vacances, j’appris que sa maman avait tout jeté à la poubelle. Nous sommes repartis de zéro et en attendant d’arriver au même stade, je lui ai proposé de regarder ensemble « L’histoire d’une graine » sur un livre. Une graine qui sautait en parachute du haut d’une fleur pour choir au sol. L’automne la recouvrait de feuilles, elle s’endormait et se réveillait au printemps en germant.
Sébastien a accepté de suivre avec moi cette histoire sans faire de difficulté. C’était la première fois qu’il ouvrait un livre en présence d’une tierce personne. Une surprise mais surtout une perche à saisir, à ne pas rater.

Au mois de mars, chaque année, nous faisions le point avec les classes de CP. Un test collectif de lecture effectué en groupe classe nous permettait de détecter les enfants en souffrance et de les aider à rattraper leur retard durant le dernier trimestre. La chance a voulu que je sois choisi pour son CP. J’étais le seul homme de notre équipe… vous comprendrez un peu plus tard.

Ce jour-là, Sébastien s’est comporté comme un écolier ordinaire. Il a effectué son test sans qu’on le remarque, se montrant détaché à mon égard, m’ignorant totalement.
C’était parfait. Tranquille, il n’a montré aucun empressement durant l’exercice…

Lorsque j’ai délivré les résultats, l’enfant se situait parmi les meilleurs de sa classe. Nous étions dans ma salle pour analyser plus précisément ses résultats, la maîtresse n’a pas voulu me croire et s’est mise en colère : « Vous vous foutez de moi ! » ce furent ses mots.
Je lui ai proposé de choisir une lecture dans un livre de CE1, nous avons laissé Sébastien se débrouiller seul avec le magnétophone dont il connaissait l’usage. Assez rapidement, il est venu nous chercher dans le couloir. Le sourire de la maîtresse en disait long, son apparition lui sembla trop rapide, elle pensait qu’il n’avait rien fait.

Au magnéto, sa lecture était courante et la compréhension bonne après vérification avec des questions précises posées par la maîtresse. Devant une si grande surprise, l’enseignante se mit à pleurer et à serrer très fortement l’enfant en nous demandant pardon, agenouillée devant lui. Une scène pénible, Sébastien n’avait jamais connu un tel élan à son égard. C’était la première fois qu’une femme éprouvait tant d’émotion pour lui.

Nous étions à quelques minutes de la sortie des classes de l’après-midi. « Le fennec » a quitté l’école en glapissant son bonheur de toutes ses forces. Jamais il n’avait exprimé une telle joie… il a traversé la route sans regarder et a été happé par une voiture*. Conduit à l’hôpital de Garches tout proche, il est resté quinze jours dans le coma.

Je me suis souvenu qu’il aimait ma voix « douce » et peut-être, en l’entendant,  sortirait-il du coma ? Je me suis rendu à l’hôpital avec une cassette pour soumettre  l’idée au personnel soignant… il était revenu à la vie la nuit précédente.

Sébastien avait appris à lire dans sa classe pour la plus grande part, plus qu’avec moi. Il suivait en donnant l’impression de ne rien faire. Mon intervention a permis d’affiner et d’affirmer certains apprentissages grâce au  transfert de l’autorité paternelle qu’il avait reportée sur moi. L’enfant était en conflit ouvert et permanent avec sa mère et rejetait toute représentation féminine. De la même manière, il rejetait sa maîtresse. Je l’avais remarqué très tôt sans informer l’enseignante pour éviter toute fuite qui pouvait réduire à néant le dénouement du psychodrame qui se jouait. La connaissant, elle en aurait trop fait. Empêtrée dans des problèmes personnels, elle était fortement fragilisée, trop fragilisée pour résoudre sereinement les difficultés des autres.
L’enfant m’a dicté, sans le savoir, la marche à suivre, je devais garder le secret. Mieux valait attendre le bon moment, ou espérer le coup de théâtre pour faire toute la lumière.

La dernière fois que j’ai vu Sébastien, il était hémiplégique, ses membres inférieurs ne fonctionnaient plus. Il était casqué pour protéger sa tête qui dodelinait facilement. Ce fut un des moments les plus difficiles de ma vie. Je me suis fait tout petit lorsqu’il me regardait aller vers lui dans son fauteuil roulant au bout du couloir. Il avait braqué sur moi ses grands yeux, des larmes coulaient sur ses joues. Durant quelques secondes ma voix se bloqua au fond de ma gorge, j’eus beaucoup de difficultés à contenir un sanglot… je me suis senti seul face à l’immensité d’une vie incomprise, je me sentais coupable.
J’ai vécu un de ces moments forts qui vous repositionnent sur le chemin de la vie…
Sébastien est parti en Bretagne dans une famille d’accueil et je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles.
La famille a souhaité garder le silence.

Hélas, ce qui devait être une victoire fut un échec doublé d’un drame… Sébastien était coutumier de ces fuites désordonnées, incontrôlées…Il avait déjà frisé l’irréparable à plusieurs reprises… On ne saura jamais si l’émotion du jour l’avait rendu plus euphorique et plus vulnérable encore.

Avec l’histoire de l’enfant muet qui savait parler « El muto », celle du « Fennec » m’a beaucoup marqué. J’ai culpabilisé durant un temps en pensant que je ne l’avais pas suffisamment débarrassé de toute la pression qui pesait sur lui, pas suffisamment protégé.
Le jour de notre rencontre à l’hôpital, j’ai retenu que ses yeux me disaient qu’il était content de me voir encore une fois… Je l’ai cru volontiers pour me déculpabiliser.

Je dois avouer que j’ai eu beaucoup de mal à conduire ce texte bien tronqué… J’ai volontairement passé sous silence des éléments importants qui concernaient la famille et tout le passage sur Dieu qui le préoccupait beaucoup. Sa mère en faisait un personnage central pour pallier ses carences en matière d’éducation. L’enfant craignait les foudres divines mais pas la gendarmerie, l’idée de Dieu l’a beaucoup contrarié.

*En sortant de l’école, j’ai vu un attroupement sur la route. J’ai pensé qu’il n’était pas nécessaire d’ajouter ma présence parmi ce monde gênant… Puis, sans savoir pourquoi, je suis revenu sur mes pas. Il était violet, inerte, étendu sur l’asphalte. J’ai pu fournir toutes ses coordonnées familiales au personnel de secours…

2 Comments

  1. Grâce à vous il a vécu pleinement les moments partagés et son bref succès………… après c’est la vie qui décide, mais il avait enfin rencontré quelqu’un qui le considérait comme un enfant normal !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *