Le truculent, le pince-sans-rire mais pas le truand.

A l’ami Roger.

Histoire lévianaise, en connaissant les personnes, l’anecdote est plus savoureuse.

Notre agora locale, A Piazzona, place de l’église, a de tout temps été l’occasion de rassemblements amicaux. Après la traditionnelle partie de pétanque toujours animée par les facéties des uns et des autres, une autre partie s’engage lorsque la luminosité du jour se fait crépuscule.

Généralement, ça commence par « Ti n’inveni ? » (Tu t’en souviens ?).
C’est sans doute la deux centième fois qu’on entend ce qui va suivre mais on ne s’en lasse jamais. L’effet de surprise, pourtant éventé, s’en trouve renouvelé par le talent des acteurs.

Dans ces moments de regroupement, les participants coutumiers de récits légers sont déjà dans un état d’esprit badin, le sourire et le rire sous-jacents qui ne demandent qu’à s’exprimer.
Jamais historiette n’est définitivement éculée parce qu’ici, on aime bien évoquer un ancien du village qui a marqué les lieux. Sur la place de l’église, on ne meurt jamais.
A travers une anecdote, on retrouve un trait de caractère, une malice, c’est le meilleur moyen de faire revivre la personne disparue. C’est ainsi que réapparaissent des gens que l’on a fréquentés, appréciés jadis ou naguère.
Plutôt que leur sérieux c’est leur côté facétieux qui tient la vedette et offre une touche bien plus sympathique.

A ce jeu des souvenirs et des retours dans le passé, il y a des spécialistes.
Roger en est un  exemple notable, très connu sur la place de l’église comme dans les quartiers.
Sa truculence devenue légendaire urbi, et peut-être orbi, est très appréciée dans ces moments de mémoire. Il en tient bon registre et sait narrer la chose à l’ancienne.
Un grand comédien dans l’âme, dans le bon sens du vocable.
Allez, disons-le franchement, un artiste du récit !
Dans ses moments de transport dans le passé, Roger est totalement et tellement téléporté plusieurs décennies en arrière que l’hologramme du personnage décrit s’anime sous nos yeux.
De la sorte nous ne sommes plus dans « l’ici et maintenant » mais dans « le maintenant et ailleurs ». Il suffit de suivre son regard de charmeur de najas.
Son sourire a toujours quelques secondes d’avance sur celui des autres. Il sait retarder le coup de théâtre et le prépare en anticipant sur le plaisir. Cela se remarque à ses mimiques, ses temps de pause, ses regards interrogateurs, ses gestes surtout. Il vous pétrit comme une pâte qui va gonfler et ne lâchera sa chute que lorsque vous serez comme du bon pain, bien travaillé par le levain. Il sait, il voit, il vous attend au tournant. Inutile de l’arrêter, il ne vous entend plus. Normal, il n’est plus là devant vous depuis le début de son récit, il est resté là-bas avec le copain qu’il évoque.

Nous passons des moments fort agréables, même les plus jeunes qui n’ont pourtant pas l’image de la personne évoquée en tête, l’imaginent à travers le nom de famille. Il nous est arrivé de former un duo, lui pour les histoires plus anciennes et moi pour les plus récentes.
Je ne m’en lasse pas. La dernière fois que je l’ai rencontré, je lui ai demandé de me raconter pour la énième fois ce petit moment vécu il y a fort longtemps avec son ami Coco.

Coco était instituteur en Normandie. Cet homme paisible et discret revenait tous les ans dans son village de Lévie. Il se rendait parfois sur la Piazzona pour suivre son copain Roger dans un concours de boules.
Ce jour-là, Roger était à l’organisation. Des équipes redoutables venues d’Ajaccio s’inquiétaient d’un tirage qui leur semblait bancal et souhaitaient imposer leur fonctionnement. Le plus virulent d’entre eux, qui bouillait de colère depuis un moment, s’adressant à Roger lui dit :

– Alors, expliquez-moi ! S’il reste neuf zéquipes comment vous faites pour le tirage ?

Coco n’était pas bien loin, il avait tendu l’oreille et chose inhabituelle pour lui, se mêla à l’affaire. Ce n’était pas son genre, son comportement donna probablement plus d’effet comique à son intervention.
Il s’avança pour faire face au plaignant, puis désignant Roger du doigt, il s’emporta :

– Vous avez raison monsieur ! Vous savez, ils viennent du continent et si pidani pà sapienti ! Eccu ò Roger, s’omu t’a à raghjoni, commu faci cù neuf zéquipes ? Alò dì !
(Ils se prennent pour des sachants ! Voilà Roger, cet homme a raison, comment fais-tu avec neuf zéquipes ? Allez dis !)

Roger resta baba, coi quoi, scotché par cette réaction inhabituelle de son ami. Il savait que Coco était un pince sans rire mais ne s’était jamais comporté de la sorte. Il venait d’inventer le rire différé car il n’ont pas ri sur le champ mais bien après, lorsqu’ils se sont retrouvés en tête à tête. Roger interloqué, Coco imperturbable faisait mine d’attendre la réponse en sachant qu’elle ne viendrait pas. Saisie au vol, la comédie se prolongea…

Conforté par cette intervention magistrale, le plaignant s’en alla en faisant un geste de ras-le-bol et en maugréant « Un ci capiscini nudda ! » (Ils ne comprennent rien !)

N’y voyez que finesse et non méchanceté. Seuls, les deux amis ont été à la fois acteurs et public. Ils se jouaient mutuellement une pièce de théâtre, une mise en scène instantanée que personne n’avait détectée.
Le fanfaron qui venait écumer les petits concours de villages avec une équipe renforcée, n’y vit que du feu, sans subir ni risée, ni dommage.
Nos deux lurons ont beaucoup ri mais bien après le concours de boules.
L’anecdote court encore… Enfin, je veux dire, je la fais vivre encore…

Précision. Dans toute anecdote, la vérité est enjolivée parfois déformée pour assurer le côté comique du récit. Il n’est pas rare de s’entendre dire, lorsqu’on raconte une anecdote ou relate un souvenir : « Mais ce n’est pas ça, je connais l’histoire !»
Cela n’a aucune importance, un souvenir heureux n’est pas un reportage, ni un compte rendu fidèle. Il est l’expression d’un ressenti, d’une impression joyeuse. Les faits exacts importent peu et je résumerais ainsi :
Le souvenir se fiche de la précision des faits, bien au contraire, il les manipule pour en façonner des impressions. Il enfouit ces visions dans un coin de la mémoire et les rejoue au castelet de ses émotions lorsque l’envie lui prend de distribuer des sourires… ou une douleur s’il s’agit de souvenirs amers.
On ne peut nier qu’il existe aussi le souvenir précis qui résiste au temps mais finit par se flouter un peu, pour l’enjoliver, le rendre encore plus sympathique ou le déformer s’il est souffrance.
L’émotion prime sur le fait.

Le côté facétieux de Roger à gauche.
Accompagné de Pierre Paul et Bona. Ils jouaient aux boules en se faisant passer pour des champions. C’était le temps des comédiens, des magiciens, le temps de « Viens voir… » et on s’amusait.

Image Jeux Olympiques à Mexico 1968 disait-il.

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