Des mots qui jutent encore, bien des années plus tard.
Image : Le gardien de Byzance.
A l’occasion d’une discussion, il arrive parfois que certains souvenirs refassent surface de manière surprenante. Des petits riens sans importance semblent en avoir une, soudain. Cela permet de faire le point et de constater la permanence de la personnalité. « Je n’ai pas changé… » si j’ose dire.
C’était à l’occasion du retour d’un corps au village natal. Une personne tombée au combat en 1951, enterrée sur place allait, enfin, reposer au cimetière de ses ancêtres. Un souhait de sa famille, une affaire qui dura des années et fut saluée en grandes pompes.
Tout le gotha local et militaire était annoncé pour une cérémonie de funérailles en bonne et due forme comme si le décès était d’actualité toute fraîche. On m’avait demandé d’accueillir tout ce monde à déjeuner après la cérémonie. La famille implantée sur le continent cherchait un appui logistique.
Ce fut chez moi.
On m’annonça une bonne trentaine d’invités. Ils furent quarante-cinq autour des tables.
Dès la veille, je me suis affairé avec un ami. Nous avions installé une sorte de campement opérationnel digne d’une cantine à l’extérieur de la maison, cela faisait plus militaire.
Une vieille dame du quartier, habituée aux grandes tablées, m’avait confié son matériel mieux adapté à un tel volume de popote. Quelqu’un l’avait conduite jusque chez moi à la tombée de la nuit, à sa demande, pour vérifier l’évolution des préparatifs. Elle a d’abord jeté un regard panoramique sur l’installation cuisine de campagne écoutant vaguement le « poupoutement » de la daube gargantuesque qui mijotait tranquillement dans une bassine à l’abri du vent léger. Elle me posa quelques questions pour comprendre ma pratique culinaire puis demanda une cuillère. Elle la plongea dans la sauce qui avait encore deux bonnes heures de cuisson devant elle, goûta une fois, deux fois, puis me tapa sur l’épaule : « C’est bon, pas besoin de rajouter de sel, je peux retourner chez moi tranquille… » Elle insista de quelques tapes plus soutenues et affectueuses dans le dos réitérant sa satisfaction de constater que tout allait bien. Je n’avais rien sollicité et j’avoue que je n’étais pas sûr de moi du tout. C’était la première fois que je cuisinais pour tant de monde et cela ne s’est plus jamais reproduit depuis.
C’était le repas traditionnel des morts avec daube et petits pois en plat principal. Cette dame s’appelait Marie épouse du forgeron dont j’ai tracé le portrait quelque part dans ce blog. Des braves gens de mon enfance, figures inoubliables pour moi. Sa présence inopinée et son soutien constituèrent un encouragement de poids. Cela me soulagea, me rassura. Je pouvais passer à autre chose en toute quiétude.
Le fils du rapatrié représentait la famille. Il était censé conduire la cérémonie mais paraissait totalement déboussolé et quelque peu fébrile dès la veille. Je lui avais préparé un petit discours en français avec une dernière phrase écrite en corse. Il s’exerça une bonne partie de la soirée comme le ferait un acteur en répétition sur scène, lisant et relisant le texte devant une petite assemblée qu’il avait réunie pour faire plus vrai. L’auditoire n’était pas convaincu par la prestation beaucoup trop théâtrale, manquant de sincérité. Bref ce fut un filage (répétition générale avant la première représentation) avec plus de loupés que de satisfactions. Ce n’était pas de bon augure pour la suite, inutile de s’attarder davantage, il y avait tant à faire…
Le lendemain, j’étais debout à quatre heures pour préparer la salle et tout le reste. J’ai juste décroché une petite heure au moment de la cérémonie pour me rendre au cimetière afin de soutenir la personne qui cafouilla comme prévu. Ce n’était point de grande importance personne ne sembla surpris.
Il s’était précipité pour prendre place à l’endroit habituel des remerciements, arrivé bien avant les autres, il avait débité son allocution devant « personne » et ne s’était rendu compte de rien tant il était troublé, perdu. .
Il y avait une dizaine de militaires pour présenter les armes et un clairon pour la sonnerie aux morts. Il faut avouer que le moment du « Dio vi salvi Regina », hymne corse, entonné spontanément par les femmes du village qui s’étaient réunies autour de la fosse, fut chargé d’émotion. Les muscles horripilateurs dont la fonction consiste à hérisser les poils jouèrent leur rôle à merveille…Pas un seul avant-bras n’a dû résister au frisson, j’imagine. L’émotion était à son comble.
Tout ce beau monde fut dirigé vers ma maison. Quelqu’un se chargea de placer les invités par priorités. Les « officiels » à la table principale et les autres éparpillés aux différentes tables à l’extérieur. Il y en avait tout autour de l’habitation. C’est à ce moment que je vis les soldats se diriger, tels de simples bidasses en vadrouille, vers la partie basse du terrain avec une ration militaire pour déjeuner.
C’était jour d’allégresse et non de manœuvres, j’ai demandé à leur supérieur ce qu’ils faisaient, il me signifia de ne pas m’inquiéter qu’ils mangeraient à l’écart.
« Pas question, ils vont participer au repas comme tous les autres. » lui dis-je. « Nous allons installer une table pour eux. ». Le gradé n’insista pas et partit rassembler sa petite troupe.
Les « onze » furent placés à l’écart afin qu’ils se sentent à l’aise entre eux. A plusieurs reprises, je suis allé leur parler, m’attardant un peu, leur balançant de courtes anecdotes. Après quelques « coups anisés interdits », même en mission pacifique, nous le savions mais nous nous en fichions, c’est toujours un bon souvenir à raconter plus tard, ils étaient joyeux, s’étonnaient de voir défiler les plats et d’être servis à table comme des pachas. Vers la fin du repas, voyant arriver le fromage puis quelques sucreries locales, l’un d’eux, tout émoustillé, se tourna vers moi et me lança : « C’est Byzance, ici ! ».
Je fus touché, ce simple mot me fit comprendre que ce n’était pas un moment anodin pour eux. Ils ne savaient pas que j’avais insisté pour qu’ils restent avec nous… Un rien m’allume, c’est connu, mais un rien sincère me fait grandement plaisir aussi.
Aratasca est bien la contrée de mes mille et une nuits au cours desquelles nous vivons encore de belles histoires lorsque les cieux s’illuminent.
Voyez-vous, c’est une affaire qui date d’une quarantaine d’années, aujourd’hui encore, je suis content d’avoir agi ainsi.
Ce texte un peu badin, n’est pas anodin :
Un fond d’humanité flotte toujours dans un coin ma tête.
Je vous imagine très bien à la tête de cette organisation, quand les choses sont faites avec le coeur, tout devient possible.
(« les muscles horripilateurs fonctionnent même à travers votre récit lorsque vous parlez du Dio)
Oublié de vous dire que la photo est vraiment top, la nature est malicieuse 🙂