C’est un plaisir de passer de la fiction à la réalité d’un autre temps.
Aujourd’hui, j’ai perdu une bonne brassée de décennies pour redevenir gamin, juste pour la durée d’un récit.
Tante Marie, catholique très pratiquante, sacristine à temps complet, avait aussi une vie civile.
Nourrie au corps du Christ, mangeait très peu et trottait beaucoup… pour la circulation du sang, disait-elle.
Outre une pension de veuve de guerre, un job, bien plus que métier, assurait son minimum vital en piécettes sonnantes et trébuchantes. Condamnée à rester chez elle le temps d’ouverture du bureau de poste pour être opérationnelle à tout instant, elle livrait les télégrammes à domicile.
Elle ne savait pas lire, il suffisait de lui indiquer le destinataire et, bonne trotteuse, le « petit bleu » arrivait à destination dans les meilleurs délais.
Une sonnerie installée chez elle, l’avertissait d’une livraison imminente.
Pour éviter de rester trop longtemps à la maison, elle effectuait des passages fréquents par le bureau de poste. Ces moments de liberté lui permettaient de passer à l’église pour saluer un saint ou vérifier l’état de l’autel et à la salle de cinéma dont elle avait la responsabilité, pour faire le ménage.
Un jour, probablement étais-je oisif, j’eus l’idée saugrenue de remonter la sonnerie du réveil pour lui faire une farce. Elle était dans sa chambre lorsque le timbre se mit en branle et je la vis traverser la salle à manger pour filer vers la poste située à un kilomètre de sa demeure. Je l’ai rattrapée quelques centaines de mètres plus loin… vous imaginez la suite.
Dans les années soixante, très peu de foyers possédaient le téléphone. Les petits bleus étaient en pleine expansion. Les messages, ancêtres des SMS, se passaient de bureau de poste à bureau de poste par les soins de deux opératrices téléphoniques avant l’intervention de notre porteuse. L’expéditeur payait au mot, il fallait donc exprimer l’essentiel en un minimum de vocables, du genre : « Arrive 24 avril bateau Ajaccio ». Je me souviens d’un message qui circulait dans les quartiers. Une personne qui devait acheter une maison avait sollicité un parent du continent : « Envoie argent maison salte » En corse « salta » signifie « saute »…dans le sens, « elle va nous passer sous le nez ». Il y avait urgence. Message reçu cinq sur cinq.
En ce temps-là, pas besoin de baccalauréat pour travailler avec la poste. Même ne sachant pas lire, il était possible d’obtenir un « emploi » autre que celui du ménage. La promenade forcée était facturée vingt centimes de franc par télégramme convoyé. Ce genre de sous-traitance la contraignait à bloquer une grande partie de sa journée pour des prunes. Les jours, confinée chez elle, à grapiller vingt ou quarante centimes de franc étaient légion. En revanche, les jours de deuil ou de mariage, étaient jours de cocagne. Tante faisait un voyage avec un paquet de « petits bleus », la receveuse les regroupait en ces occasions d’arrivées massives. La regroupement de télégrammes lui valait de dépasser largement le franc pour un seul déplacement.
En ces jours fastes, il n’était pas rare de rencontrer Marie agitant sa liasse sous le nez d’un jeune en disant « Qu’est-ce que tu attends pour te marier ? » C’était jour de cocagne.
A la fermeture des bureaux, tata assurait l’entretien d’une salle de cinéma. Elle était ouvreuse, responsable de l’affichage et secondait le projectionniste qui vivait à trente kilomètres du village. Il se présentait uniquement pour les séances du jeudi et du dimanche, avec les bobines, puis rentrait chez lui après minuit quel que fut le temps, hormis les rares jours de neige…
Je profitais de mon statut pour me donner quelque importance aux yeux des copains en les introduisant gratuitement dans la salle au moment où César le projectionniste devait quitter le guichet pour débuter la séance. La recette assurée, il fermait les yeux et jamais il ne m’en fit reproche. Il arrivait que mon professeur de français soit présent dans la salle : j’étais certain d’être interrogé le lendemain. Je me levais tôt pour réviser ; je n’ai pas souvenir d’avoir été pris en défaut. A quelque chose petit malheur était bon, ce fut une chance pour moi.
Tante parlait beaucoup pendant les films et cela ne plaisait pas à tout le monde. Certains riaient de ses commentaires, d’autres ne supportaient pas cette gêne et le faisaient savoir bruyamment. Il lui arrivait d’allumer sa lampe pour éclairer l’écran qui venait de s’assombrir lorsque la scène se déroulait dans l’obscurité. Au début, elle croyait bien faire, par la suite, lorsqu’elle comprit qu’elle ne pouvait éclairer une scène sur l’écran, elle répétait trop souvent la facétie qui déclenchait la bronca générale.
Des séances de cinéma aussi cocasses, il n’en existait nulle part ailleurs.
Les mégots projetés d’une chiquenaude depuis le fond de la salle, survolaient les têtes avant d’atterrir juste sous l’écran tendu entre deux murs.
Il nous arrivait d’en placer un, encore allumé, entre les lèvres d’un copain qui s’était endormi. Nous alertions un adulte en faisant croire qu’il fumait. Des moments de fous-rires irrépressibles envahissaient le petit groupe de galopins lorsque l’endormi, tiré brusquement de son sommeil par un adulte, jurait qu’il ne fumait pas, avec le mégot qui gigotait entre ses lèvres. Il lui fallait quelques longues secondes pour réaliser le sketch.
Qui était pris en fumant et dénoncé aux parents savait qu’il ne verrait pas une salle de cinéma de si tôt. Les temps ont beaucoup changé.
Parfois, nous y allions les poches pleines de haricots secs, des haricots réformés car piqués par le charançon – u fasgiolu bulidatu disait-on – qui volaient dans tous les sens lorsque nous décrochions du film. Une rafale de graines, bien coordonnée entre « catapulteurs » à chiquenaudes, s’abattait sur les visages des spectateurs. Cela ne durait que deux ou trois secondes, le temps de déclencher l’ire générale.
Marie n’avait pas été touchée par la grâce culinaire.
Elle se nourrissait de soupes à l’oignon et de pain sec confectionné par Paula-Maria la boulangère, cuit par Achillu, son mari, spécialiste de cette cuisson.
Je n’ai pas souvenir de l’avoir vue cuisiner « sérieusement ». En revanche, elle m’étonnait avec ses îles flottantes qu’elle réussissait parfaitement et conservait dans une maie. La crème anglaise n’est pourtant pas d’une réalisation facile.
Elle veillait sur ma tenue vestimentaire pour que je sois comparable aux enfants de familles plus fortunées. Pardessus gris à doublure rouge, gabardine marron, bottes… et pour mon plaisir, je me souviens de mon premier transistor en bakélite blanche acheté chez Valère. Pour me vanter la qualité du poste de radio, ce dernier m’assurait « qu’il était capable de capter « Carabona » un micro village situé à quelques kilomètres de là dans un endroit encaissé. Il le testait dans son fourgon, moteur en marche, pour m’assurer de son insensibilité aux parasites…
Durant une grande partie de sa vie, tante Marie a beaucoup « travaillé du crochet », réalisant des dentelles remarquables, des couvre-lits en coton …avant de passer à l’art du canevas. Adulte, je ne la rencontrais plus qu’une fois par an et la retrouvais avec grand plaisir comme si je ne l’avais jamais quittée.
Un matin de ses 90 ans, elle ne s’est pas réveillée, elle est partie sans faire de bruit.
Elle aurait pu être terne et ennuyeuse comme bien des bigotes, mais votre tante Marie était un personnage haut en couleur et très attachant sous votre plume pleine de tendresse.
Je pense qu’elle a tout entendu à défaut de savoir lire… Cela me semble si proche !
C’était hier, ce n’est pas possible d’avoir déjà fait tout ce chemin 😉
Quelle jolie vie elle s’était faite ! on lui pardonne ses lacunes culinaires, on ne peut pas être au four et au moulin. Quant à son départ, elle avait apparemment l’habitude des envolées…….. un bel hommage qu’elle n’aurait pu soupçonner.
J’envisage, peut-être, une suite, nos joutes entre diable et bon dieu 🙂
c’est toujours un plaisir 😉
Et dire que je crains toujours d’ennuyez avec mes vieilleries… 😉
personnellement, étant de la même génération, ce sont des échos qui me parlent quelque part. Et ces « vieilleries » sont ce que j’appelais, plus jeune, « la mémoire de nos anciens », ces anciens que nous sommes devenus. Quoi de mieux que ces petits récits, lorsqu’ils sont rédigés avec soin, pour transmettre nos ressentis et nos atmosphères d’autrefois, ce qui constitue notre patrimoine générationnel…….. Je pense que les lecteurs/lectrices qui viennent chez Simonu apprécient, sinon autant aller ailleurs 😀
Oui, Gibu, je suis de votre avis, j’en profitais pour lâcher une boutade à l’adresse de ceux qui me disent passéiste et viennent tout de même, sur la pointe des pieds.
Pourvu que ça dure pour nous 😉
Bonne soirée. 🙂
Pourvu que ça « doure »…
Ce n’est pas être passéiste, c’est donner le loisir à ceux qui aiment les histoires d’antan le plaisir de les lire.
Bonne soirée ☺️
🙂
Bonne soirée !