Un sauvage de pacotille.

Aujourd’hui, j’étais de sortie après six mois de bagne doré en tournant autour de la maison, allant, au plus loin, dans le jardin attenant.
Je l’avais promis, il faut que je soulage mes chemises, que j’apprivoise leurs boutons qui menaçaient de sauter et peut-être frapper la sclérotique d’un œil voisin.
C’est trop risqué 😉

J’ai pris l’habitude de me décrire comme un sauvage bien adapté à son biotope de l’Aratasca, passablement allergique à la ville.

Pour me convaincre de cet état, il m’arrive de faire des séjours urbains, mais toujours de courte durée. Juste pour tester mes aversions des passages cloutés, pas toujours faciles à traverser. Juste de quoi assouvir ma soif de contrastes qui renforcent mon idée dominante.

Pourtant, rien à voir avec Robinson Crusoé inspiré d’une histoire réelle.
Un écossais nommé Alexandre Selkirk déposé sur une île déserte au large du Chili à la suite de nombreuses altercations avec le capitaine du navire pour une affaire d’accostage en vue d’une réparation du bateau. Rendu à l’évidence, de se trouver sur une île sans âme qui vive aux alentours, il s’adapta progressivement à la vie sauvage. Lorsqu’il revint à la civilisation quelques années plus tard, il avait perdu l’usage du langage. Une parole gutturale qui avait égaré le sens de l’articulation et des nuances.
S’il m’arrive de rester longtemps sans parler lorsque je me retrouve seul durant quelques jours, rien de bien dramatique, les mots sont couchés ou plutôt placardés sur la page verticale de l’écran de l’ordi. Le temps passé en solitaire n’est jamais suffisamment long pour que j’en perde mon latin parlé.
Ici, c’est mon monde, ma solitude inventée, personne ne m’a banni, personne ne m’a exilé, j’y suis par choix de vie d’anachorète.
J’aime la vie cachée.

Évidemment, je connais les raisons de mon isolement, je sais pourquoi je me tiens à l’écart du monde.
Les aléas de la vie contrarient parfois nos certitudes et nous contraignent à rompre avec nos habitudes. Ils nous bottent les fesses pour nous secouer quelque peu. Au début on peste, on tempête, on cherche une issue de secours, des excuses pour fuir à nouveau. Les jours passent, le côté sauvage, que l’on croyait tenace, se civilise. Le regard n’est plus le même, on y trouve de sérieux avantages à vivre au milieu des gens, on remarque le contraire de ce qu’on percevait durant l’isolement.
C’était un parti pris nettement tranché et totalement dénué d’objectivité.
Bien plus qu’un dogme, c’était un rejet.

Je me surprends à déambuler parmi les voitures sans aucune gêne, à lever les yeux pour jauger la hauteur d’un bâtiment. Viser quelques façades délabrées ou quelques persiennes branlantes que l’on ne pensait pas trouver en ville. Des traces de laisser aller comme dans les villages désertés. Ainsi, le regard étonné par de fréquentes surprises inattendues, je promène ma solitude autrement, en me fondant dans la foule.

Un jour, je  rencontre une personne pour la vingtième fois. Je lui sourit, elle m’adresse un visage avenant, mais ce n’est plus machinal.
C’est désormais un regard.
On commence à se connaître, à présent.
Demain, j’en suis presque certain, nous aurons des choses à nous dire.
Qui osera le premier ?
Je dispose d’une réserve inépuisable de choses à raconter. Je lui parlerai des fleurs sauvages de mon maquis, du rouge-gorge et de la mésange bleue. Des geais peut-être, j’imiterai leur cri agaçant, perçant, presque glaçant lorsqu’ils nous crient dessus sans prévenir. Je lui dirai le jardin, le brouillard qui monte de la vallée, le froid, le feu dans la cheminée. Je lui dirai le calme et la solitude. Elle ne dira rien. Elle sourira, les yeux perdus dans ma montagne, rêvera à mes doigts noircis en épluchant des châtaignes grillées, appréciera la gorgée de vin, et finira par s’engouffrer sous les draps froids pour sentir cette vie sans fioritures qui nous saisit, là-bas. Je lui dirai l’eau froide, les pieds chauds, les frissons puis la chaleur de deux corps qui s’étreignent pour raviver un peu de braise et allumer le feu…

Vingt-cinq années passées à la ville ça laisse des traces, j’en porte probablement quelques marques qui s’avivent avec le temps urbain. Je crois bien que ce sont des stigmates.

J’irai les refermer, du moins les adoucir, chez moi au cœur de ma solitude.

Je me prenais pour un Robinson, je ne suis qu’un sauvage de pacotille.

C’est au milieu de ces châtaigniers que j’ai appris la solitude.
C’est sur cette colline de Cacareddu, visible derrière l’église en titre, que j’ai bataillé ma plus tendre enfance.


6 Comments

  1. Bah oui, à partir du moment où l’on aime les gens, on aime aussi la ville. J’aime passionnément les villes, mais vraiment si j’avais le choix, je vivrais loin de tout et j’y ferais comme vous quelques incursions de temps en temps.

    1. J’ai rencontré des gens qui semblaient contents de me voir, alors j’étais content aussi.
      Je recommencerai jusqu’à ce qu’il pleuve.
      J’ai cru qu’il allait tomber quelques gouttes, on me l’a presque dit : « Ouf ! Enfin il va pleuvoir ! »
      Ben non, je ne suis plus coté au-delà des nuages. 😉

      1. Pourquoi ? Je viens d’un pays où il pleut tout le temps, ça n’a jamais fait fondre personne et c’est bon pour la peau 😉

      2. C’est une expression pour marquer l’étonnement de voir quelqu’un qui ne sort jamais comme pour ceux qui chantent faux.
        « Ah, tiens te voilà enfin, il va pleuvoir ! »

  2. un savant équilibre entre sauvagerie et urbanité. En vivant à 25 Km de Marseille dans un lotissement excentré de ma Commune, j’ai tout à la fois la campagne, la petite ville, et la Métropole sur laquelle je m’astreins de descendre 1 à 2 fois par mois………… et c’est en rentrant que je suis le mieux en mesure d’apprécier de nouveau le silence et le calme!!!

    1. Ma théorie des contrastes en somme.
      Bon, je suis sur le dernier sentier, alors je souris à la vie et parle aux martinets 😉 lorsqu’ils sont là.

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