Fais-moi lire !

Ce texte est un de mes préférés car il témoigne de ma personnalité profonde. En le relisant, j’avais l’impression de me regarder dans un miroir faisant le point sur mon action passée.
Qui étais-je ? J’étais bien celui-là !

En revenant à l’école de mon village sans l’avoir souhaité, je me demandais si c’était un avantage ou un inconvénient. J’avais connu les parents de ces enfants, lorsqu’ils étaient jeunes, leurs grands parents aussi, il me semblait que ma mission prenait une autre force, j’avais leur confiance, à moi de me montrer à la hauteur de leurs attentes…
—————————————————————–

Tous les matins, il m’attendait dans la cour et semblait rassuré lorsqu’il me voyait arriver. Il se plaçait dans le rang, parfois le dernier, les bras croisés. Il me souriait au passage, il avait son idée pour la suite.

Il ne disait rien, me suivait des yeux et attendait que tous les autres enfants soient occupés… Alors, lorsque je passais à côté, il m’attrapait par la manche, me tirait vers lui puis me chuchotait d’une voix incertaine : « Fais-moi lire ! ».

Sa condition d’alors était compliquée. Il avait un retard de langage important et ne possédait que très peu d’éléments de lecture pour son âge.
Je comprenais cela. Je cherchais un moyen de l’accompagner discrètement dans son apprentissage de la lecture mais l’urgence commandait de s’attaquer d’abord à ses structures langagières insuffisantes pour la communication.
C’est le stade le plus difficile à traiter dans la hiérarchie des troubles du langage. Le défaut d’articulation se trouve au bas de l’échelle et ne pose généralement pas trop de soucis pour un dépassement aisé souvent avec peu de temps et très peu d’aide. Le retard de parole est un stade plus compliqué lorsque l’âge est avancé. Le retard de langage qui s’alourdit d’un enchaînement chaotique des idées est nettement plus difficile à traiter surtout lorsque l’on a tardé à conseiller un passage par l’orthophonie. Le traitement précoce est toujours conseillé.

Je travaillais en collaboration avec une orthophoniste. Elle s’attaquait au langage et moi à la lecture. Malgré sa volonté farouche de parvenir à conquérir quelques mots, son parcours était pénible et peu fructueux.

Je m’étais attaché à améliorer sa communication verbale. J’avais sa confiance, c’était déjà beaucoup. Je m’asseyais à côté de lui, nous grappillions quelques syllabes et quelques mots mieux dits. Je sentais que cela serait très long et laborieux.

Grandement gêné par sa difficulté à parler correctement, il évitait de s’exprimer devant les autres gardant un mutisme prolongé. Sa déglutition infantile trahissait le pénible combat qu’il tentait de gagner… il cherchait un appui et semblait l’avoir trouvé en ma personne. Je devais saisir cette confiance, pas toujours facile à obtenir, pour aller le plus loin possible dans ses capacités du moment.

Un jour, alors qu’il venait d’avoir quelques altercations dans la cour, quelqu’un vint me chercher : hautement contrarié, intenable, il en voulait à la terre entière. Je me suis approché de lui… il avait sorti son peigne et se coiffait machinalement de manière compulsive. Personne n’avait remarqué ce comportement. Je lui demandai s’il voulait bien m’accompagner jusqu’au mur qui borde la cour de récré et surplombe le cimetière, sans entamer d’interrogatoire.
Nous étions accoudés face aux tombes. A aucun moment, je n’ai parlé de l’altercation sur laquelle d’autres s’étaient largement étendus, le braquant encore plus au lieu de l’apaiser.

Juste sous nos yeux, la tombe de ses grands-parents chez qui j’allais souvent lorsque j’étais enfant. Je lui ai raconté mes souvenirs, lorsque sa grand-mère me préparait le café au lait et les tartines du quatre heures que je prenais chez eux en compagnie de son oncle, mon ami d’enfance. Il m’écoutait perdu dans le temps, un léger sourire au bord des lèvres . Il était calme. J’en ai profité pour lui dire que j’avais un secret à lui proposer plus tard. A la sonnerie qui annonçait la fin de la récréation, nous sommes rentrés comme si rien ne s’était passé.  

L’idée a fait son chemin. Je lui ai parlé, le lendemain : « Ce serait bien, si un jour tu passais au tableau pour réciter un poème à toute la classe. Leur dire des jolies choses… »
Il a tout de suite adhéré, j’ai remarqué que son regard c’était perdu dans un futur heureux. Il anticipait déjà, se voyait, épatant son monde, dépassant ses difficultés d’alors. Je devinais un état d’esprit de vainqueur, un atout précieux dans notre conquête pour une meilleure communication.

Avec cette approche, j’envisageais d’améliorer ses structures de langage. Lui faire dire des vers en faisant ressortir la beauté des choses, une occasion rêvée de reprendre ses maladresses langagières sans donner l’impression de le corriger en privilégiant la mémorisation de la poésie.

Avec l’aide de sa famille, il choisit puis apprit son texte presque par « écholalie* différée ». Par répétition des vers qui lui ont été lus, puisqu’il ne savait pas lire. Généralement l’écholalie différée est parfaite, pour lui, avec ses troubles du langage, c’était plus difficile…
Le plus long fut l’attente de la bonne maîtrise du texte. Il n’était pas question de s’exposer à un ratage, l’opération devait réussir du premier coup pour éviter une grosse déception, il devait être fier de lui.

Cela a duré plus d’un mois. Il venait chaque matin me dire ses mots à l’oreille, avant d’entrer en classe, en cachette des autres. Il attendait le moment propice, c’était une affaire que l’on devait garder secrète, il avait parfaitement intégré l’importance de notre démarche. Je ne lui avait pas demandé de procéder ainsi, c’est lui seul qui a choisi de faire le point chaque matin afin que je sache s’il était prêt. Evidemment, il était impatient et déçu lorsqu’il s’embrouillait dans sa précipitation, mais tenait bon. J’étais avec lui, je crois qu’il l’avait compris.
Un jour, ses mots sont sortis dans le bon ordre, il maîtrisait sa poésie. Nous étions dans la cour avant l’entrée du matin. Il venait de me les souffler à l’oreille.
Lorsque je l’ai regardé longuement, intensément sans rien dire, l’air étonné et admiratif à la fois, mon côté théâtral fit son effet. Un sourire progressif se dessina sur ses lèvres, doublé d’un petit rire saccadé et nerveux. Toute la satisfaction du monde éclatait d’un coup, comme une libération. Il avait compris que le grand jour était arrivé.
« Parfait ! Tu es prêt, à 16 heures, j’annonce la nouvelle à toute la classe et tu passes au tableau. »

La matinée a été longue et difficile. Il m’accrochait à chaque  passage entre les bancs : « C’est quand ? ». Rien d’autre ne comptait plus pour lui que ce passage devant ses camarades.

Après la récré de l’après-midi, personne n’était au courant de rien, la nouvelle surprit toute la classe. Ce fut le silence soudain, presque un silence religieux, chaque enfant retenait son souffle. Certains, incrédules, se regardaient, l’air surpris. J’ai compris, après coup, que tous craignaient l’échec. Ils semblaient étonnés qu’il se « mette en danger » de la sorte. Personne n’imaginait qu’il pût évoluer un jour…

Lorsqu’il se trouva debout face à tous les autres élèves, il baissa la tête et resta muet.
Je sentais venir le blocage. Alors, je me suis placé devant lui pour faire écran, le masquer à la vue des autres, je l’ai encouragé du regard, il a démarré puis je me suis écarté. Seul face à l’auditoire, la tête haute, il a débité son poème sans faillir jusqu’à la fin, un peu précipité comme s’il avait peur de ne plus se souvenir des mots…
Après un instant de silence ce fut un tonnerre d’applaudissements spontanés. Lui, hochait la tête à droite, à gauche, comme le font les acteurs de théâtre pour saluer le public. Un comportement machinal qui venait du fond de son attente comme une libération…
Une véritable communion s’était créée entre acteur et spectateurs, une forte émotion parcourait toute la classe. J’avais l’impression de baigner dans une solidarité et une cohésion totales. Un frisson me parcourut l’échine, nous venions de franchir une étape importante.

Il est resté un an dans ma classe. L’année suivante, j’étais parti.

Je me souviens d’une petite fille qui avait repéré notre manège et nous observait discrètement. J’en ai eu confirmation car elle en parlait à sa maman en soulignant les progrès de l’enfant.
Sa mère m’en faisait résumé de temps en temps, j’avais l’impression que notre démarche secrète impactait favorablement sur la psychologie d’une autre qui s’enrichissait en nous suivant de loin.

Lorsqu’on fait de l’école un moment de la vie, un moment vrai et humain, comment ne pas dire qu’elle est la plus belle chose qui soit au monde ?
Cette histoire qui s’est passée dans l’école de mon village, l’école de mon enfance où je me retrouvais du côté de l’estrade, date de 25 ans. J’en ai encore la chair de poule.

Aujourd’hui, cet enfant découvre le monde en sillonnant différents territoires lointains, lui, si replié sur sa personne clignote désormais au cœur des autres.

J’ai beaucoup aimé ces moments à l’école de la vie ainsi que le symbole, ce « hasard » d’un parcours qui s’est achevé là où ma scolarité avait commencé.

L’école c’est la vie et non la vie l’école.

*Echolalie (écho) tic ou toc qui consiste à répéter la fin des mots de l’interlocuteur. L’écholalie différée est la répétition intégrale et fidèle d’un texte (Certains autistes). Dans le cas qui nous concerne, il s’agit d’une fausse écholalie… la mémorisation se fait par répétition d’un texte lu par un tiers, puisque la personne ne peut le faire par lecture personnelle. C’est plus une recherche, une volonté qu’une réaction spontanée quasiment réflexe.

6 Comments

  1. Merveilleuse histoire, si vous en ressentez encore des frissons, je peux vous dire qu’elle fait monter les larmes aux yeux. Il a eu de la chance de vous avoir pour maître.
    Revoyez-vous parfois ce petit devenu grand qui voulait tant apprendre et qui sillonne le monde? J’espère qu’il a une vie formidable.

    1. Oui, je le vois par hasard, pas souvent, et je reste discret.
      Lorsqu’on on aide à l’envol, on laisse voler, on devient spectateur à son tour et on sourit 🙂

    1. Je ne suis pas encore sorti de l’école et ça risque durer.
      A suivre « Les samedis magiques » 🙂
      Merci bonne soirée.

  2. Quelle belle mission que l’enseignement lorsqu’il se pratique avec tant d’humanisme ! que d’enfants qui ont pu « éclore » grâce à des enseignants qui avaient LA vocation ! Ce petiot là a eu beaucoup de chance

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *