Arci-missiau. (bisaïeul)

Un texte modifié.

Le souvenir est le sentiment le plus subjectif qui soit. Souvent construit de vagues images plus ou moins idéalisées, je n’y vois aucune objectivité dans le ressenti c’est pourquoi je le nomme sentiment. C’est une impression toute personnelle. Une impression seulement, il n’y a aucune recherche sérieuse et tant pis si je suis complètement hors sujet, cela me convient parfaitement. On trempe ses souvenirs dans le nectar qui les sublime le mieux. Le plus important consiste à se construire des images plaisantes comme elles semblent venir naturellement, comme cela nous plait ou comme cela nous dérange lorsqu’il s’agit d’une mauvaise expérience.

De mon arrière-grand-père, arci-missiau en corse, je garde un souvenir vivace dont je ne sais s’il est vérité ou pure fiction. L’un ou l’autre, cela m’est égal. Son image « filigranique », réelle ou inventée, me poursuit encore alors que je suis grand-père à mon tour avec quasiment aucun espoir d’accéder un jour à celui de bisaïeul. A moins d’un miracle prématuré de la science pour prolonger la vie de quelques décennies supplémentaires, mes chances sont inexistantes. Alors, je savoure ce plaisir de l’avoir connu à une époque où c’était moins probable qu’aujourd’hui de voir coexister quatre générations.

J’avais quatre ans lorsqu’il est parti, je me souviens encore de lui. C’est à cet âge que l’on commence à se construire des souvenirs autobiographiques, peut-être un tout petit peu avant pour certains, quelques petits mois en arrière.
Aucune parole, aucun dialogue, juste un regard et des images. S’agit-il d’un vécu ou d’une fabrication des récits entendus ? Je crois que c’est réel.
Je me souviens de sa chambre froide que nous appellerons « le frigidaire » à notre adolescence, de sa barbe blanche dans laquelle nous, mon frère et moi, enfouissions notre visage pour l’embrasser lorsqu’il était grabataire.
C’était un rite. Nous posions un genou sur le lit pour nous hisser jusqu’à lui, son visage serein se tournait vers notre frimousse juvénile. Une odeur très marquée de tabac froid imprégnait sa barbe, envahissant nos narines si puissamment, qu’elle me revient encore aujourd’hui. Tenace comme une estampille de prime jeunesse. A quoi pensait-il en nous regardant tendrement sans dire un mot ? Nous imaginait-il dans le temps ? Sans doute.
Sa vision a-t-elle franchi les abords de la maison construite de ses mains ? Nous imaginait-il bâtisseurs plus ambitieux que lui ? Il a gambergé arci-missiau… A quoi rêvait-il ? Il ne disait rien mais son regard parlait pour lui. Peut-être était-il au fond de son jardin comme on le voit sur la photo ? Peut-être repassait-il son enfance en nous regardant et s’est-il mis à courir dans ses souvenirs sachant son départ tout proche ?

Son coucou suspendu à gauche de la cheminée nous indiquait le temps toutes les demi-heures. Un oiseau un peu fou, devenu agaçant en ouvrant sa porte sans prévenir, balançait des « Coucou ! Coucou ! » et recoucou !» trop rapprochés, devenus lancinants, insupportables. Une chose amusante pour qui la découvre sans la subir à longueur de journée, utile à annoncer le temps, mais cruelle aussi en nous rappelant que la vie va et puis s’en va, peut-être sur un coup de tête, insidieusement le plus souvent.
Un coucou abandonné, déréglé, qui semblait subir une sorte de maladie bien connue de nos jours et totalement ignorée à cette époque. Arci-missiau ne s’en occupait plus, le gardien du temps avait délaissé son poste depuis belle lurette déjà.
A cela, se limite ma mémoire au sujet de mon bisaïeul versant maternel.

Puis, quelques récits qui parlent de lui… les groseilliers qu’il avait plantés pour nous, chacun le sien, la culture du tabac pour nourrir sa pipe et son matelas posé dans un coin de la cuisine lorsqu’il était encore valide. Un sac rempli de bractées* de maïs qui faisaient office de laine à rembourrage. Des « feuilles » séchées qui crissaient d’un froissement sec chaque fois qu’il se retournait sur sa couche et qui dégageaient une odeur de moisi. Un remugle qu’il fallait atténuer ou éliminer en ouvrant régulièrement l’enveloppe pour aérer le contenu déversé sur le plancher durant une partie de la journée.

Au premier plan, à ses pieds, on voit les plants de tabac. C’était courant à l’époque. Au village, nombreux était les hommes qui fumaient la pipe. En arrière plan, les gens de Lévie reconnaîtront la colline du Pinettu.

Ce n’est que bien plus tard, en faisant mes études à l’université des sciences humaines que j’ai remarqué une vague ressemblance avec Sigmund Freud. Je me suis mis à le croire psychologue sans l’avoir connu vraiment. Son silence et son regard extracteurs de confidences en faisaient un personnage mystérieux au profil de psychanalyste…
C’est à travers sa fille, ma grand-mère maternelle, que j’ai cru deviner sa personnalité. On disait qu’elle ressemblait à son père et en avait hérité la sagesse. Une femme dévouée à toute sa famille, humble et dotée d’une analyse pointue sur les comportements de toute la maisonnée comme des gens du quartier. Aucune médisance, que de la lucidité et de la compréhension. Une femme de bien comme on dit, serviable, remplie de bonté que personne n’osait égratigner. Elle n’avait peur de rien sauf de la cocotte-minute que nous lui avions offerte. Le sifflement de la soupape l’inquiétait, elle filait au jardin en attendant que la cuisson se termine, prétextant une tâche potagère urgente. Cette excellente cuisinière à qui je dois ma passion pour l’art culinaire n’avait aucune confiance en cette marmite fulminante prête à décoller ou à exploser sous l’effet d’une pression déchaînée.

A cette époque, comme un rite sacré, nous naissions tous dans la maison familiale aux murs épais construite par mon bisaïeul. Même lorsque mes parents vivaient en location dans un autre quartier du village, les accouchements devaient se produire dans l’unique chambre toujours très froide. C’était cela être originaire de la Navaggia, prendre vie dans la maison familiale tout au fond du village de Lévie.

Un mystère demeure dans notre histoire, je n’ai jamais entendu parler d’arci-minnana. Notre arrière-grand-mère était partie bien avant son mari… Je ne l’ai jamais connue, évidemment, et personne ne m’en a parlé comme si un secret devait demeurer définitivement dans le silence.
J’ai imaginé le passé de mon arrière-grand-père le jour où son visage s’est tourné vers moi lorsque je grimpais sur son lit pour l’embrasser… Son regard est resté gravé à jamais dans ma mémoire.

Il s’appelait Ziu Dumenicu Canarelli. Le filigrane barbu d’une image quasiment biblique persiste et disparaîtra avec moi… c’est pourquoi je laisse cette trace et une photo pour mes enfants et mes petits-enfants.
Un jalon posé par un missiau qui sera peut-être un jour arci-missiau à son tour, mais à titre posthume seulement.

C’est sans doute en ce temps-là que germa en moi la notion de temps…

*Bractées = fausses feuilles qui enveloppent et protègent l’épi de maïs. Plus généralement : « En botanique, une bractée est une pièce florale en forme de feuille faisant partie de l’inflorescence. L’ensemble des bractées s’appelle involucre. »

Je me suis essayé à la barbe cherchant à me voir vieux au cas où je ne vieillirais pas. Cela dura le temps de la construction d’une baraque, seulement.

En attendant d’être arci-missau.

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