Dans les années soixante, nos parents vivaient sans salaire assuré.
Les familles étaient assez nombreuses, on peut se demander comment tout ce monde parvenait à vivre sans trop de casse.
Dans ma famille par exemple, mon père travaillait pour la commune, employé de voirie préposé essentiellement au nettoyage des rues le matin très tôt. Il gagnait cinq francs par jour, parfois un peu plus en effectuant des travaux de terrassement à la demande. Pour le reste, il s’occupait du jardin des autres en métayage sans rien percevoir en monnaie sonnante et trébuchante.
Ma mère faisait des ménages par-ci, par-là et aidait dans une épicerie ou plongeait vaisselle et ustensiles dans un restaurant, l’été seulement.
Mon grand-père bûcheronnait pour un grand patron en s’absentant du lundi au vendredi du foyer conjugal. Il emportait sa nourriture et sa chopine pour la semaine. Une bonbonne de vin qu’il partageait avec ses collègues sans doute pour tenir le coup.
Pour confirmer cela, je vous rappelle l’anecdote racontée dans « Le joueur de piano » : Le grand patron en visite inopinée dans la forêt avait surpris ses ouvriers au frais en train de boire au goulot de la dame-jeanne. Il aurait dit : « Si vous faites comme ça, je n’ai plus qu’à mettre la clé sous la porte » et mon grand-père aurait répondu « Vos machines marchent au mazout, nous, on carbure au vin de Maria Barbara (tenancière de bar et vendeuse de vin à la tire). » C’est ainsi qu’ils avaient du courage avec du rouge à défaut de coca à mâcher.
Ma grand-mère tenait la maison, s’occupait des cochons, du jardin, allait aux châtaignes, récoltait les olives, élevait des poules et deux chèvres. Pour le sou, elle était lavandière lorsqu’on lui confiait du linge et parfois couturière… Lorsque « le pied » de nos chaussettes de foot était nase, elle supprimait la partie invisible, stoppait la partie jambière pour qu’elle ne s’effiloche pas et fixait un élastique qui passait sous le pied pour la maintenir en place. Ainsi duraient les vieilles chaussettes de footballeur. Nous avions notre petit sac en toile rempli de noix ou de figues sèches en guise de barre chocolatée pour la récré.
Pour l’argent de poche des enfants, il y avait toujours un parent un peu plus fortuné qui nous glissaient une piécette les jours de fêtes de la Saint Laurent, patron du village. Ces tontons ou ces tatas, que l’on appelaient oncles et tantes d’Amérique, venus.es du continent pour les vacances d’été assuraient nos jours de gala. Il faut dire qu’un gros billet de cinq francs ou une grosse pièce suffisait à notre bonheur, on en voyait si peu. Nous avions l’impression de posséder une fortune… Avec un peu de dignité notre comportement changeait. Nous insistions sur la coiffure en passant soigneusement le peigne, ces jours nous réjouissaient. C’était un signe, avec un peu d’argent en poche nous avions l’impression d’avoir plus de valeur aussi. Alors, nous ajustions chemise, pantalon et chevelure pour avoir un peu d’allure.
Cela remontait le moral et l’estime de soi, c’était flagrant.

Dans notre famille les écarts étaient très marqués. Mon père et ma tante, les deux analphabètes, restés au village se vantaient d’avoir frères et sœurs sur le continent qui avaient réussi, c’était leur vision des choses. Ils affichaient fierté exempte de toute jalousie.
- Eh oh ! Simonu ! Et ce kaki, il arrive ou pas ?
- Ça va venir patientez encore un instant.
Voilà donc pour le quotidien familial. Nous vivions correctement dans la pauvreté sans toucher la misère. Je n’ai pas le moindre souvenir d’avoir vraiment souffert de cette vie. Bien que, de surcroît, sur le plan scolaire à mes débuts notamment, je n’étais point un foudre de guerre et guère aidé à la maison.
La seule aide paternelle, puisque père était analphabète, consistait à m’enfermer dans la chambre avec un manuel scolaire et la consigne appuyée « Travaille ! » Il n’avait même pas les moyens de vérifier l’efficacité de sa pratique à la hussarde, il jugeait aux notes et aux dires de l’instituteur.
Il fallait bien aller chez le coiffeur, chez le cordonnier, chez le dentiste, chez le médecin, à l’épicerie, la pharmacie… bref, tous ces services qui font une société. Je savais qu’il y avait des cahiers de crédit dans plusieurs commerces, éparpillés un peu partout. Comment ont-ils fait pour éponger toutes ces ardoises ? Mystère.
Comment payaient-ils le coiffeur, le dentiste ?
J’y allais sans le sou :
– Papa va payer !
– Je sais, ne t’inquiète pas ! » répondait le coiffeur.
Toutes ces transactions se faisaient d’homme à homme chacun connaissait la condition de l’autre et personne d’autre n’en était informé.
Un jour, je discutais avec une amie villageoise sur ce sujet.
Elle me disait :
– Je me souviens d’un patient désargenté soigné par mon père (dentiste). Il avait trouvé le moyen de s’acquitter des honoraires en les étalant sur plusieurs années. A la saison des kakis, il nous fournissait en fruits âpres que nous n’aimions pas. Nous n’en pouvions plus, il ne voulait rien entendre et nous bombardait de cageots jusqu’au jour où il jugea sa dette éteinte.
Voilà comme une simple évocation de fruits fait ressurgir tout un passé. C’est de cette dernière discussion que m’est venue l’idée d’écrire ce passage de ma vie.
Je vous avoue que j’ai un faible pour les kakis pommes, beaucoup plus doux et sucrés, surtout moins âpres, moins astringents à mon goût, que le kaki de référence.
C’est du kaki que naquit ce petit récit 😉 On peut le dire ainsi.

Sûr que la moindre besogne était nécessaire dans ces conditions, chacun contribuait à apporter quelque chose pour faire vivre la famille. Dans d’autres conditions puisque c’était à Paris, j sais que ma grand-mère a vécu la même galère et ma mère quand elle a eu 15 ans est partie travailler pour que les 3 autres puissent aller à l’école plus longtemps. Quelle vie ils ont eue, tous…
Pour les kakis, ha Simonu, j’en raffole! Kakis ou kakis pommes quand ils sont archi mûrs, je m’en fais une cure d’autant que beaucoup n’aiment pas cela et qu’on m’en donne 🙂