Le poids des mots.

Photo en illustration : Ces gens qui ont vécu simplement.
Le labeur pèse sur leur visage, le reste est dérisoire… (Anton-Pariu Tafani. Navaghja Livia). Cet homme a trimé toute sa vie, sans se plaindre et puis s’en est allé dignement.

Je n’imagine pas que mon père ait pu un jour se qualifier de technicien de surface publique ou des quartiers de Lévie. Même par les temps qui courent s’il avait perduré en longue vie, il aurait ri en entendant ce vocable. Il se disait « spazzinu », balayeur des rues du village, employé municipal et cela ne le dérangeait point de se définir ainsi. Bien au contraire, il s’en amusait et en tirait même profit en faisant le clown en présence de touristes qui le suivaient jusqu’à la décharge à la sortie du village en direction de San-Gavinu. Il était heureux ainsi et avait beaucoup de fans qui voyaient rarement un âne en dehors de leurs vacances Lévianaises. Roland son compagnon de labeur tirait le tombereau et papa le dirigeait à hue et à dia tout en douceur, lui tendant une ou deux carottes qui traînaient dans sa poche afin qu’il patiente devant le bar « Chez Vescu » lorsqu’une de ses admiratrices, car c’étaient souvent des femmes, l’invitait à boire un pot. Un balayeur heureux, dans la simplicité des choses et des mots.

Je n’imagine pas Aldu le maçon se définissant comme agenceur de pierres de taille, Tinu, le touche à tout et souvent plombier, comme vanneur de conduites d’eau. Grégory le coiffeur comme superviseur de tifs rebelles, Cameddu le mécanicien comme docteur en mécanique roulant sur chambres à air et à tubulure duritaire souple. Paula-Maria la boulangère comme manipulatrice de pâte molle à durcir au feu de bois, Asineddu le cordonnier comme « réhabiliteur » ou tateur de vieux cuirs, bottines et escarpins ratatinés… Je n’imagine pas. Alors, je force le trait.

Est-il honteux de se dire maçon, plombier ou cordonnier ? La honte c’est qu’on en manque cruellement et cela pourrait nous en cuire un jour.
Aujourd’hui, j’entendais :

– Je suis prothésiste !
– Prothésiste dentaire, auditif… ?
– Non, ongulaire !

Certes, il n’existe pas d’autre mot pour définir la profession mais pourquoi s’arrêter à « prothésiste » si ce n’est pour semer le doute, pour le standing diraient certains ?
J’ai connu quelqu’un qui avait un métier rare dont on ne connut jamais le nom. C’est une personne très proche qui me le disait en toute innocence car elle semblait émerveillée par l’évocation « ici, on ne trouve pas pour l’exercer ».
Un métier si rare que la personne citée n’a jamais travaillé de sa vie. Sans doute s’agissait-il du fameux job « se la couler douce », ce métier qui vous permet de dormir sur vos deux oreilles et faire grasse matinée quand bon vous semble.
Un beau métier pour qui aime glander à donf au quotidien.

Le poids des mots n’est pas à négliger à condition de ne pas leur donner trop d’importance, uniquement pour se faire mousser, pour leurrer les autres en les laissant dans le doute, en faisant « pour semblance » (semblant) comme disait Mario notre ami berger.

Ce dernier n’a jamais songé à se définir comme chercheur en brebilogie ou porcologie du plateau du Pianu. Il vivait par monts et par vaux, nous régalait de son brocciu, de sa charcuterie et de sa corda, sorte d’andouille confectionnée avec les tripes de brebis. J’en rêve encore de cette corda qui cuisait près de cinq heures dans une grande bassine sur un feu de bois dans un coin de sa cabane. Tranchée puis accommodée après cette longue cuisson, avec du vin, du concentré de tomate maison, des petits pois et des pommes de terre nouvelles, beaucoup d’ail, de persil et de poivre en fin de cuisson.

Chi tanti prothésistes et techniciens de façades, d’embrouilleurs d’esprits pour paraître plus haut que leur « être ». Il faut savoir garder sa hauteur, personne n’est bien plus haut que ce qu’il est. On déchante toujours d’avoir trop chanté, la vie nous rappelle à la raison, la fin de vie ne brille pour personne… et ne triche plus.

Dire vrai sans se camoufler derrière des vocables ronflants n’a jamais nui à personne…
En croyant protéger la dignité des hommes, on invente des mots dont le poids et l’apparence les charge de ridicule.

Voici une carte postale, une des premières en couleur qui faisait la fierté de mon père. Il avait été sollicité par un photographe en quête de clichés dans les villages.
Ici, « u spazzinu » (le balayeur de rues) avec son compagnon Roland finissait sa tournée dans les quartiers. Ensuite, il allait bêcher ou travailler dans les jardins des autres. Sa main, amicalement posée sur l’encolure de Roland en fin de carrière, et dont on devine la légèreté, en dit long sur leur complicité. Il a refusé de vendre son âne au maquignon qui parcourait les villages, Roland a terminé sa vie sans savoir qu’il servait de débroussailleuse en déambulant dans les jardins en friche. Cette carte postale a fait le tour du monde, papa se trouvait l’allure d’un sous-préfet et cela suffisait à son bonheur.

9 Comments

  1. Beau billet, très émouvant. Votre père était plus grand monsieur que ceux qui se prétendent quelque chose qui n veut rien dire.
    Lorsque je disais que je faisais des ménages, il y avait toujours un temps d’arrêt puis j’entendais inévitablement sur un ton peu convaincu et un brin condescendant: « bah, il n’y a pas de sots métiers » . Cela m’a toujours fait sourire.

  2. fabuleuse photo souvenir !!!
    Les gens apportent des valeurs inattendues aux mots :-). J’étais, pendant ma vie professionnelle, ce qu’on appelle « Secrétaire de Direction ». Je trouvais ce titre pompeux et lorsqu’on me demandait quelle profession j’exerçais, je répondais tout naturellement « secrétaire ». Et j’ai souvent entendu la réponse sarcastique suivante :
    « dactylo, quoi ! » ce qui n’était pas faux puisque j’utilisais une machine a écrire…Je n’ai jamais démenti. En voulant utiliser des mots simples j’étais encore trop compliquée…… et le vocabulaire actuel se complique encore plus ! quand on pense que l’apprentissage basique est devenu « processus de transformation d’attitudes, de comportements et de connaissances » par exemple, il y a de quoi en rire (avant que d’en pleurer). Votre papa avait un bien joli métier, et surtout il était heureux avec son Roland, peu importent les mots des « bobos »

    1. Une amie s’était rendue dans un pays étranger francophone, lorsqu’on lui a demandé son métier, elle a répondu « Chef de cabinet », l’interlocuteur a cru qu’elle était dame pipi 🙂
      Quant aux mots des « bobos » que vous évoquez, j’y vois les deux sens : « Allo maman… » aussi 😉
      Si cela vous dit, voici un texte plus documenté sur Roland.
      https://simonu.home.blog/2019/12/22/roland-2/

  3. Un monde de tendresse cette photo.
    J’aime beaucoup ‘chercheur en brebilogie’ … ça me rappelle le fou rire qu’on avait eu quand le prof de sports était rentré d’une « réunion » avec recommandation d’employer « référentiel bondissant »… maudit ballon !

    1. Vous me faites rire aussi, « remarque sautillante » si vous étiez une squaw . 🙂
      Vous avez raison, ils sont fous ces « fêlés du vocable » et peut-être du bocal aussi 😉

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