Les miroirs du temps.

Un jour, l’ami Roger me mettait au défi de reconnaître l’ensemble des personnes figurant sur la photo ancienne qu’il me tendait. J’en ai reconnu quelques-unes. Celles qui vivaient dans mon quartier et deux d’entre elles me rappelaient des souvenirs précis.

Le cliché date probablement de la fin des années cinquante. J’avais l’impression de visionner un vieux film, déambulant parmi des gens qui m’étaient familiers. Je devais avoir entre huit et dix ans, je me retrouvais parfaitement dans ce miroir du temps et mesurais les années parcourues depuis lors.

A l’époque, je vivais avec ma tante, sacristine assidue qui passait une grande partie de ses journées à arpenter les travées de l’église. La sacristie n’avait aucun secret pour elle, ni le clocher d’ailleurs, puisqu’elle était sonneuse de cloches, à la volée pour les grand-messes, plus discrètement pour les neuvaines et les angélus. La messe matinale était tintée sur un rythme saccadé et rapide si mes souvenirs sont exacts. Le glas était sa spécialité. Les gens apprenaient un décès dans le village au son mortuaire et reconnaissaient son jeu de cordes parfaitement aux allures. Parfois certains, à l’oreille exercée, disaient : « Quissa, u n’hè mica Maria » (Ce n’est pas Marie qui sonne le glas) Ils la reconnaissaient à sa virtuosité comme d’autres reconnaissent du Vivaldi.

Mon regard s’est porté immédiatement sur le curé Lungheretti et ma tante qui se trouve à gauche, séparés par le chef de gendarmerie Pellegrini (points bleus). J’ai raconté toutes mes histoires autour de l’église de manière exhaustive. Je ne m’étendrai pas davantage, il doit en exister dans tous les coins du blog parmi les textes qui avoisinent le deuxième millier. Mon attention s’est attardée sur deux personnes. Tout à droite, Xavier de Peretti dit Piuleddu (poussin) et à gauche sur Paula de Peretti dite A Ripublica (la république). J’ignore l’origine de leurs sobriquets.

C’était une nuit étoilée de septembre 1971. Une voix pure s’élevait dans le ciel de Lévie, juste sous la fenêtre de ma chambre. Les grenouilles avaient cessé de chanter, Xavier entonnait sa première mélodie. Les airs de « Opium » et « Cobra » s’infiltraient entre les vitres mal assurées, au mastic défaillant, et flottaient juste au-dessus de nos têtes. Une musique douce venait nous réveiller. Nous étions jeunes mariés, tout frais d’une dizaine de jours. D’abord surpris, nous nous sommes levés pour écouter, accoudés au bord de la fenêtre, ces tendres mélodies qui nous étaient destinées. Xavier donnait le tempo avec ses chants préférés puis un trio de guitaristes distilla des sons magiques d’une pureté émouvante dans un ciel qui scintillait d’une myriade de lucioles perdues dans l’univers. Nous levions les yeux vers ce mystère clignotant, enlacés tendrement, parcourus par le frisson d’une chair de poule insistante. Nous sommes restés muets, envahis par l’émotion.
Du bas de notre vieille maison montait toute la tendresse du monde. Une sérénade d’une douceur infinie que je n’ai jamais oubliée. J’avais l’impression de flotter dans la bonté, toutes les mauvaises pensées s’étaient enfuies de cette terre. Une humanité exprimée en chansons, un moment émouvant comme on n’en connaît plus de nos jours sous les fenêtres dans l’obscurité d’une nuit. La fête s’est poursuivie à la maison jusqu’au lever du soleil. Tout était prévu, nous n’avions rien vu venir.

Paula dite A Ripublica était une femme sèche dans son physique comme dans ses interventions. C’était le genre de personne redoutable à vous dire vos quatre vérités ou plutôt les siennes, droit dans les yeux. Je l’ai rarement vue en joie avec quelqu’un mais toujours en colère contre le monde entier. L’irascibilité faite femme sans l’ombre d’un doute. Peut-être n’était-ce qu’une impression d’enfant. En tous cas, nous la redoutions, nous nous tenions à carreau en la croisant pour ne pas réveiller sa mauvaise humeur. J’avais bonne réputation. On disait que j’étais un gentil garçon, poli et bien intentionné. Je n’avais donc pas de soucis à me faire, même avec elle.

A cause d’un problème d’oreille interne, je n’avais pas trop le sens de l’équilibre. Dès qu’il commençait à faire nuit, je ne savais plus marcher sans claudiquer. Je titubais automatiquement du côté droit. Cela m’a valu pas mal de déboires lors de mon service militaire, incapable de marcher au pas sans sortir du rang… Une histoire que j’ai narrée dans le détail dans « Quand la grande muette fait la sourde oreille ».
Comme les copains, j’essayais d’apprendre le vélo avec moult difficultés à cause de mon côté bancal. Je savais que pour filer droit à vélo, il fallait prendre de la vitesse. Pour cela, on m’avait prêté une bicyclette sans freins et sans pédales. Le freinage se faisait avec la semelle de la chaussure. Je m’étais placé en haut de la descente de la Navaggia entre le presbytère et l’ancienne gendarmerie prêt à dévaler la pente en libérant l’énergie potentielle. Jusqu’au virage de Pilili, j’ai filé sans problème, la pente est de bon pourcentage. C’était un pari fou car j’aurais pu facilement passer de vie à trépas en rencontrant un mur ou en versant dans un ravin. Après le virage, la route devenait plate progressivement, je n’étais plus mû que par l’énergie cinétique qui ralentissait la vitesse me plongeant aussitôt face à mon problème d’équilibre. Paula se trouvait au milieu de la route un peu plus loin, je fonçais sur elle. Se sentant visée, elle se déporta sur le côté, je suivais son mouvement. Elle changea de côté, je ne commandais plus rien comme attiré par un aimant. Cette manœuvre involontaire donnait l’impression que je la suivais. Paula s’était muée en force d’attraction. J’ai frôlé son tablier et j’ai percuté le mur me râpant la main contre une pierre. Je n’ai pas temporisé une seconde, lâchant le vélo sur place, j’ai pris la poudre d’escampette vers la maison. Elle n’a pas tardé à me retrouver… J’ai réussi à lui expliquer que ce n’était pas volontaire, que j’étais emporté par l’affolement sans chercher à la viser. Ma réputation a joué en ma faveur… elle a fini par me croire.
Depuis, ce jour, je la saluais et échangeais quelques mots avec elle. C’était une belle manière de rompre le mythe de la sorcière. J’ai découvert une femme adorable et j’ai bien compris ce jour-là, que rien ne remplaçait le dialogue. Penser à la place des autres et faire des supputations, c’est souvent filer dans le mur avec un vélo sans pédales et sans freins.

En activant tous ces miroirs du temps que sont les vieilles photos, j’ai l’impression d’avoir vécu plusieurs vies. Je suis surpris de me souvenir de tant de choses. De surcroît, je ne raconte que ce qui est racontable, vous imaginez que je peux facilement doubler la mise. Je me demande ce qu’il me reste encore à vivre ou à découvrir. Cela ne m’inquiète pas, j’ai encore plein d’espoir.

A propos de la photo. 


L’église était encore un point central et le clocher une boussole. On le voyait de tous les coins du village. Le curé organisait des sorties, des pèlerinages pour les adultes et une escapade vers la mer le lundi de pâques pour les enfants. De nombreuses personnes peuvent être identifiées par les lévianais d’un certain âge. Pour ma part, j’en reconnais une bonne moitié. Certains se souviendront de Pépina Nicoli, chanteuse lévianaise que l’on voit à gauche penchée à la troisième fenêtre du car. 

3 Comments

  1. C’était une reprise pour restaurer le texte, voici les commentaires de la première mouture :
    Bertoncini
    4 Jan 2016 à 14 h 02 min Modifier
    Moi je ne m’ennuie pas ,au contraire j’adore ces textes, et toutes les personnes que vous citez dans vos textes, il me semble même les connaitre, je les imagine d’après vos descriptions.
    c’est très beau, je me suis regalée .
    je vous adresse mes vœux de bonne et heureuse année pour toute votre famille
    Hélène
    J’aime
    RÉPONSE
    Deperetti Bernard
    4 Jan 2016 à 14 h 49 min Modifier
    Grâce à ce texte me voilà retourne 45 ans en arrière . Que de bons souvenirs . J’étais à cette fameuse soirée pleine de joie et de bonheur et j’ai même gratté de la guitare avec Xavier je m’en souviens comme si c’était hier . Merci Simon pour ce doux rappel . Que du bonheur .
    J’aime
    RÉPONSE
    Ghislaine
    4 Jan 2016 à 18 h 33 min Modifier
    Des souvenirs heureux racontés avec une verve pleine de tendresse, de poésie et ….d’humour : j’adore !
    Pace e salute à vous, à Annie, à vos enfants et petits-enfants ….

    1. Je reconnais aussi Xavier De Peretti et le curé.
      Si je ne me trompe pas, Xavier jouait du banjo et de la mandoline. J’ai eu la chance de le voir s’exhiber chez moi, à la vielle gendarmerie, lors d’une veillée que nous avions coutume d’organiser entre voisins.
      Partant de la maison du curé vers Pilili à vélo sans pédales et sans freins, tu as risqué gros. La pente est d’environ 30 degrés.
      Nous l’avons également affrontée, avec mes frères, à charriots et vélos de fortune.
      Quant à Paula, étant gosse, elle m’a menacé plus d’une fois d’appeler les gendarmes.
      Ces souvenirs communs nous rapprochent

  2. Oui, c’est cela, Xavier chantait surtout et était incontournable pour les sérénades.
    Je pourrais citer bien d’autres personnes reconnaissables sur la photo mais c’est trop compliqué à organiser avec la photo en titre.
    Allez, Jules Benetti est facile à reconnaitre, on devine ses doigts coupés, les sœurs Marcellesi, accroupies à gauche et l’épouse Ricci (cars), Perula me semble-t-il, debout à gauche…
    Merci Joseph, je constate que tu n’as rien oublié de ton enfance ici et cela fait un bon moment que tu as quitté le village.
    Bonne soirée.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *