La chaise. (Voir Bari une dernière fois)

C’est une anecdote banale comme il s’en raconte tous les jours sans que personne ne relève rien au-delà d’un simple récit.

Si je l’ai retenue, c’est qu’en dehors de son existence insignifiante, il y avait, sous-jacente, toute une histoire. Celle d’une famille italienne venue chercher un avenir en région parisienne.
Il était maçon, elle était femme de ménage et leurs enfants nés ici, bien adaptés, avaient fait des études supérieures.

Aldo, ce n’était pas son prénom, je n’ai connu que son patronyme, était un brave homme, toujours plongé dans ses pensées. Il cherchait surtout ma compagnie lorsqu’il fréquentait, en spectateur assidu, le terrain de pétanque. Au début, il hésitait ne sachant comment s’y prendre mais une fois le premier pas franchi, il m’attendait de pied ferme m’invitant à faire quelques pas avec lui. Il me racontait son histoire, prenait mon avis sur un tel ou un tel, toujours avec, en fond d’intention, l’idée de se rassurer. Je l’accompagnais volontiers, l’encourageant à développer lui même ses inquiétudes en grattant un peu le fond de ses questionnements.

Lorsqu’il était seul, à l’écart des autres, son regard se perdait dans le vague, souvent pointé vers le sol. Dans ces moments de solitude, il fumait beaucoup. Je savais que son esprit était dans un coin d’Italie. Il revisitait son enfance lorsqu’il courait dans les rues de son village. Des moments de grande nostalgie, une grande tristesse dans les yeux.

L’homme était tiraillé entre ses enfants, parfaitement intégrés, et son pays natal. La retraite était proche, il rêvait d’un retour un peu plus prolongé pour faire le point. Il avait besoin de cette étape pour un choix définitif, savait que l’appel des enfants serait plus fort mais il devait éprouver l’expérience.

« Je ne gagne pas assez pour aller plus souvent en Italie et j’aimerai rester un peu plus longtemps » me disait-il.
« Un jour, je gagnerai un peu d’argent et je partirai. »

Il rêvait.
Il rêvait de gagner au quinté et tous les samedis et dimanches, il fréquentait le PMU local.
Il insistait « un jour je vais gagner ! »
Oh ! Il touchait bien quelques piécettes, juste de quoi se payer un paquet de cigarettes de temps en temps et un café pour justifier sa place à une petite table.
Sa stratégie de jeu était très élémentaire. Il ne connaissait les chevaux qu’à travers les dires qui parvenaient jusqu’à lui, toujours à l’affut des commentaires de turfistes bavards et sûrs d’eux, il notait des numéros et composait ses tickets sur ces éclats de voix.

Un jour, au bar PMU, je le regardais.
Tellement absorbé par ce qui se racontait à droite et à gauche, il ne m’avait pas vu.
Il se promenait entre les tables faisant semblant de méditer, l’oreille en parabole, pointée sur un petit groupe.
Immobile, attentif, dans la posture d’un rêveur, il était en récolte de quelques informations échappées d’une conversation turfiste.

Lorsqu’il m’aperçut, il se dirigea vers moi, me prit par le bras pour me porter à l’écart et me chuchota :
– Combien ça coûte une chaise ?
– Une chaise ? Il doit y en voir à tous les prix.
– J’ai entendu dire à la table là-bas, qu’en faisant une chaise, on gagne plus facilement.

C’est à ce moment que je compris sa méprise, sans pour autant éclater de rire.
Il venait d’entendre parler de HS (prononcée vite fait, la confusion avec la chaise est possible)
H et S sont les initiales, en anglais, d’une combinaison qui consiste à jouer des bases associées à tous les autres chevaux de la course. Cela peut coûter très cher, ce n’était pas un jeu pour lui.

Un temps l’espoir était revenu mais très vite il comprit qu’il devait poursuivre sa conquête de l’Italie à travers ses rêves seulement.

Viens, on va s’assoir, je te paye un café ! Lui dis-je.
Autour de la petite table ronde, deux chaises nous attendaient…
Nous avons joué ensemble, l’espoir grandissait à mesure que la course approchait.
Une fois le poteau franchi, nos tickets qui valaient de l’or quelques minutes plus tôt, étaient déchirés en mille morceaux… parfois nous rapportaient quelques clopinettes.

La chaise était HS, son désir de revoir ses Pouilles natales s’éteignait inexorablement.

Voir Bari une dernière fois et mourir, un espoir perdu…

Voir Bari et mourir…
Le choix de cette image peut vous sembler extravagant.
Il s’agit d’une tête de cheval alezan qui a été torturée dans le but de trouver une allégorie.
Je n’ai réussi qu’à créer cette nébuleuse.
Les oreilles du cheval pointées sur un rêve; dans le titre, on devine les yeux bleus qui cherchent désespérément une voie de passage…

1 Comments

  1. Curieuse et belle illustration.
    Votre ami a vécu ce que beaucoup d’exilés vivent une fois la retraite arrivée. Les enfants sont installés, souvent la femme veut rester près d’eux et l’homme lui voudrait retourner au pays…
    Des vies sacrifiées.

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