Penser au temps et ne pas imaginer que c’est une affaire de secondes…
C’était un jour de fête, le jour de Noël 2016, les rues de Bastia étaient désertes.
Un temps passablement couvert, mais calme, ajoutait sa touche mystérieuse au paysage sans âme.
On pouvait se demander à quoi servaient ces grandes voies abandonnées.
Partout, il était possible de traverser sans regarder, on ne risquait rien. Pas la moindre automobile en mouvement.
Le monde festoyait en famille à l’ombre d’un sapin enguirlandé de fils clignotants, cuvait le réveillon ou avait tout simplement fuit la ville pour que Noël ressemble à Noël.
Bastia était ville morte.
Profitant de cette tranquillité absolue, je poursuivais ma rééducation après la pose d’une prothèse de hanche, sans passer par un centre de remise en forme.
J’exerçais mes pas, tantôt avec la béquille, tantôt sans.
Je montais péniblement une longue série de marches lorsque j’aperçus un homme chapeauté, probablement de mon âge, qui venait en sens inverse et se dirigeait visiblement vers moi. Il m’a regardé franchir le dernier palier puis me conseilla, le doigt pointé sous mon nez, de faire appel à un kiné pour consolider les muscles de la cuisse. Lui-même était suivi pour développer sa masse musculaire, un éclopé parlait anatomie éclairée à un autre éclopé.
Ce fut bref.
Devant moi, c’était à nouveau le vide. La grande place réservée aux boulistes faisait relâche, les arbres et les bancs se ressourçaient.
Demain ça va pointer et tirer…
A une centaine de mètres, un vieil homme également chapeauté traversait une place. Vu de loin, je me demandais comment il pouvait tenir debout tant il était courbé. Sa tête se trouvait exactement parallèle au sol comme si son cou était brisé. Il avançait péniblement en contrôlant son point d’équilibre pour ne pas chuter. Son centre de gravité menaçait à tout instant de quitter le polygone de sustentation l’entraînant dans une bascule inévitable. Sans doute était-il mécanisé en traînant les pieds, ne découvrant l’éventuel obstacle qu’au tout dernier moment. Une sorte de pas glissé, sans quitter le sol, le maintenait d’aplomb. Je redoutais qu’il chût juste devant moi, j’étais bien incapable de l’aider à se relever ou lui apporter une aide quelconque. Il m’a croisé sans me voir ou du moins sans me regarder, caché par son chapeau et perdu dans ses pensées.
L’homme était impeccablement bien habillé, tiré à quatre épingles, laissant deviner un passé confortable.
Je terminais mon parcours aller, il était temps de revenir sur mes pas. Je l’ai croisé à nouveau assis sur un banc face à la mer, les pensées toujours plantées vers le sol. J’ai ressenti une grande solitude, un abandon. Un homme perdu dans ses dernières images, l’échine fatiguée par le nombre d’années. Il se reposait pour remonter le mécanisme et dérouler ses derniers pas devenus pesants comme s’il tirait des boulets. Je l’ai regardé une ultime fois pour vérifier s’il avait une canne. Rien. Il tractait mécaniquement ses guibolles flageolantes vers un avenir qui semblait minimaliste…
Sur le retour, l’esprit visitant toujours le passé de l’inconnu que je venais de croiser, peut-être par excès d’exercice ou par mimétisme, j’avançais à pas mesurés de vieillard. Je baignais dans une sorte de fin de vie comme par amusement pour nourrir mon appétit de contrastes.
Je venais de traverser le dernier passage clouté d’une contre-allée, deux mètres à peine, posant le premier pied sur le trottoir d’en face lorsqu’un motard sorti de nulle part s’encastra dans un plot métallique sur lequel je venais de m’appuyer deux ou trois secondes auparavant.
Tout seul, il s’est planté tout seul. J’ignore ce qui s’est passé, peut-être n’a-t-il pas vu le ralentisseur dans le léger virage. Rien de grave, juste une moto cabossée et l’incompréhension du motard.
Je m’inquiétais des dernières images d’un vieux monsieur impassible et silencieux, je venais de réaliser que les minutes qui suivirent ma compassion ont failli clore les miennes ou au mieux me saboter les pattes.
Le jeune homme s’est relevé et est reparti avec la moto à son flanc pour l’observer de près quelques mètres plus loin. A-t-il remarqué ma présence ? Rien n’est moins sûr.
Il pestait contre je ne sais quel coupable, je doute fort qu’il ait songé un instant à la fragilité de la vie, enfin je pense… qui peut le dire ?
Je crois qu’il n’avait pas le temps de songer au temps, il était trop jeune…
Elle est très belle, cette vieillesse, certes rouillée, mais qui agrippe encore si bien la lumière!
Vous avez croisé à quelques secondes un très vieux qui va à petits pas vers la mort et un jeune pressé d’y aller apparemment mais qui n’en n’est pas conscient… Ainsi allons-nous.
Parfait Al. 😉