Papa et Tonton.

Une sorte de Comédie humaine.

Si l’on s’en tient au ton badin et léger sans entrer dans la gravité des choses pour ne pas pleurer, on peut affirmer que les terrains de pétanque ordinaires, ceux du jeu quotidien, recèlent toute une mine de cas représentatifs de la misère sociale comme intellectuelle.
Pas que, j’ai mis le zoom sur cet aspect.
Cette comédie humaine donne un aperçu misérable de la vie de certains.
En observateur averti, je mesurais la vie dans les chaumières à la lumière de comportements à la fois comiques et dramatiques.

Un père et son fils d’une trentaine d’années venaient régulièrement au club pour y noyer leur spleen.
Ils trinquaient allègrement, seuls, devant le petit comptoir de fortune, riant très fort en se tapant sur les épaules bruyamment. Bien chargés, je les regardais partir, bras dessus bras dessous, en titubant, l’un soutenant l’autre et riant encore.

Un occasionnel de la pétanque s’installait devant la buvette avec sa femme, encore frais, fumant comme une locomotive jusqu’à perdre très vite la boussole.
Il se vantait de son alcoolisme avéré, à effet rapide, et de ses poumons « vraie tabagie », disait-il en citant son médecin.
Le couple bien imbibé se chamaillait en public déballant leurs travers sexuels.

Le plus étonnant de tous était Guy. Un brave gars qui cumulait tous les travers du monde. Complètement déboussolé, il allait à tribord en croyant filer à bâbord. Il baignait dans une logique toute personnelle en affirmant des choses extravagantes, s’assommait tout seul en cognant brutalement contre une persienne entrouverte lorsqu’il se baissait pour ramasser sa boule. Il se trompait de rond, souvent, lors de concours hors de son terrain habituel.
Il jouait au tiercé avec des formules minimalistes à la hauteur de ses maigres moyens, incantatoires et abracadabrantesques, persuadé de tenir l’arrivée à coup sûr.
Il ne buvait pas.
Il se trompait régulièrement de porte en entrant chez lui et n’a jamais décroché son permis de conduire. Il a fini par acheter un véhicule sans permis, je le regardais au bout de la rue clignotant à droite et tournant à gauche.
Sa femme me suivait avec ma veste posée au sol, sous le bras, en me rappelant qu’elle cherchait un amant.

Papa et tonton, ainsi baptisés par les autres boulistes, constituaient un couple original. Une sorte de Laurel et Hardi des temps modernes.

Papa était un petit portugais oisif, perdu dans la région parisienne.
Toujours en vadrouille, impeccablement habillé avec un costume gris sur mesure qui penchait du côté droit comme lui. Sa coupe en brosse lui faisait gagner trois ou quatre centimètres mais ce n’était pas suffisant pour en faire un homme de taille courante. Il passait ses journées au terrain de boules sans jamais jouer, se contentait de regarder les autres et de donner quelques conseils qui agaçaient tout le monde. Le plus souvent, on le rencontrait, accoudé au comptoir de la buvette, d’ailleurs, il avait pris une licence de pétanque juste pour avoir accès aux consommations à prix convenable, tous les jours de la semaine.
Une licence IV bis plus qu’une licence de pétanque.

C’était un gentil garçon qui devenait teigneux dès qu’il avait un coup dans le nez. Malgré son petit poids et ses moyens physiques limités, il se croyait capable d’affronter n’importe quel Goliath du coin, à sa troisième canette.

Lorsqu’il me harponnait au passage pour m’expliquer des choses extravagantes d’un autre monde, je savais que j’en avais pour un bon moment d’élucubrations en tous genres. Il partait dans une logorrhée incompréhensible à se demander si lui-même savait ce qu’il disait. Il me regardait droit dans les yeux, l’index pointé tantôt vers le sol, tantôt vers le ciel ou vers moi, l’œil persuasif, il marquait des temps d’arrêts comme au théâtre, puis terminait par « Comprendre ? ».
– Bien sûr que j’ai compris, c’est très clair !  lui répondais-je à chaque fois pour le rassurer. Alors, il secouait la tête et cela l’apaisait pour un petit moment.
Personne ne l’écoutait, il savait vers qui se tourner…

Tonton était exactement le contraire presque un géant.
Papa lui arrivait sous l’aisselle. Les deux lurons en goguette se retrouvaient au comptoir pour descendre moult mousses. Ils se lançaient dans des discussions interminables qui finissaient toujours en chamailleries jusqu’à ce que Tonton excédé, empoigne Papa par les cheveux et le mette à genou puis le relève pour l’inviter à boire une autre canette. Durant quelques secondes, Papa, le petit, faisait l’accordéon entre génuflexions et stations debout imposées.
Malgré ce côté violent, ils ne se quittaient jamais. Lorsqu’il en avait assez et que la nuit commençait à tomber, Papa partait en maugréant, presque en hennissant comme un cheval fou, tête et corde contre le grillage qui longeait une bonne partie du passage. De la sorte, il pouvait tenir debout en rebondissant sur la clôture, à coups d’épaule, avant de déboucher dans la rue.
Maman, l’épouse de Papa, travailleuse inlassable, était inquiète car elle connait son loustic, patientait à la maison avant de lui passer un savon.
Nos deux compères se retrouvaient le lendemain pour d’autres conversations dont eux seuls tenaient le secret de langage.

Tonton était militaire de carrière, chargé de médailles mais très peu gradé malgré les années passées dans l’armée. Il avait pris sa retraite de caporal. C’est avec Papa qui se tenait au garde à vous devant lui qu’il devenait général de brigade. Il finissait toujours par féliciter son comparse, aux ordres, avec sa bonne attitude de soldat qui lui permettait de s’élever plus haut dans la hiérarchie militaire, le toisant et ajustant son costume. Dans ces moments de bonté, le militaire caressait son faire valoir, le protégeait comme un bébé et lui aurait même donné son biberon de Kronenbourg pour l’endormir.

Tata, l’épouse de Tonton, était une femme travailleuse. Elle se levait à quatre heures du matin pour nettoyer les escaliers de son immeuble dont elle tenait rôle de gardienne. Parfois, lasse de constater que son mari était l’objet de risées au terrain de boules, elle arrivait en pleurant avec un panier dans lequel elle cachait une petite vitrine de médailles. Elle me prenait à témoin pour confirmer leur vie laborieuse presque misérable. Elle repartait le panier vide, Henri en profitait pour accrocher sa vitrine au grillage. Les joueurs facétieux défilaient devant le trophée pour féliciter le soldat et l’interroger pour savoir s’il avait gagné ses récompenses en tête à tête, doublette ou triplette.
Toutes ces tentatives de valorisation tordue se terminaient par des sketches, il poursuivait les moqueurs menaçant de les assommer.
Un soir, installé devant sa télé, il se perdit dans un grand éclat de rire très communicatif.
Sa femme partit également dans un fou-rire irrépressible, lui la bouche toujours ouverte après de longues minutes, les larmes aux yeux. Son épouse tarda à se rendre compte qu’il s’était déboité la mâchoire. Il fallut le conduire à l’hôpital, un dentiste appelé en renfort, remit le condyle dans son logement…
Ils eurent d’autres aventures, bien plus difficiles à supporter, que la bienséance m’interdit de vous raconter ici.

Les choses de la vie, à en rire pour ne pas en pleurer.

Le cliché en titre est un nouveau clin d’œil à mon ami Francisco, rentré dans son Portugal natal.
Cette photo a été prise sur le terrain de mon récit, Francisco se souviendra de ces anecdotes, je l’imagine aisément.

Le petit plus qui n’a rien à voir.

2 Comments

  1. Finalement je crois que je vais m’intéresser à la pétanque s’il y a de beaux phénomènes à étudier 😉
    J’aime le ton bienveillant de votre récit, on sent que dans le fond vous les aimiez bien, ces 2 lascars.
    🙂 pour le dessin!

    1. Je manquais d’images alors, j’ai fait appel aux fantômes 🙂
      L’épouse de Tonton était une femme formidable, elle a tenu à nous inviter chez elle, avant notre départ en Corse.
      Tous deux étaient fiers, ils ont pris cela comme une reconnaissance, alors que d’autres dans l’immeuble ne leur disaient même pas bonjour…

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