Grand-mère Battina était femme d’une autre époque, d’un autre temps.
Une sainte femme disait-on, alors.
Elle menait une vie monacale dans le sens où ses déplacements étaient limités. Elle allait de la cuisine à la chambre, du grenier à la cave, puis selon les saisons jusqu’au jardin tout proche, juste à vingt mètres de la maison. Toujours de noir vêtue, sa tenue vestimentaire rappelait la vie de nonne. Ses plus grands déplacements, presque une aventure, elle les effectuait vers la porcherie située à quelques centaines de mètres. L’été, elle redoutait ce chemin car elle y croisait souvent une couleuvre du côté d’un point d’eau comme si elles s’étaient donné rendez-vous à chaque passage. Rien que d’y penser, elle détestait ces promesses de peur bleue. Avec mon frère, à tour de rôle, nous lui épargnions ces moments d’angoisse en transportant au pas de course les seaux remplis de son* et de restes de repas. Ce n’était jamais sans ronchonner car d’autres envies nous trottaient dans la tête.
Elle consacrait tout son temps à la famille. Cuisine pour tous, torréfaction du café, récoltes de châtaignes, olives, raisin, prunes et figues qu’elle mettait à sécher pour l’hiver, puis couture, lessive dans le bassin du jardin, conserves diverses… bref une vie bien remplie sans autre loisir que rêver, l’hiver venu, devant un feu de cheminée. Grand-père travaillait en forêt. Parti le lundi, il ne rentrait que le vendredi soir lorsque le camion de ramassage venu de Propriano allait récupérer son monde sylvestre.
La vie de grand-mère aurait mobilisé tout un bataillon de féministes de nos jours tant elle était stricte, millimétrée, totalement vouée, plus encore sacrifiée à sa famille.
C’était un autre temps, son identité en aurait pâti.
Imaginez une Battina libérée… je ne puis imaginer un instant qu’elle eut été satisfaite d’une autre condition.
Le bonheur d’être libre enfin, revenait chaque année le jour de la Saint Laurent, patron du village. Elle engraissait intermittemment une tirelire chaussette, celle qu’on ne vide que le grand jour venu. Son besoin secret, son plaisir annuel, était de se remplir les yeux de lumières, de retrouver des amis qui vivaient à quelques centaines de mètres seulement de chez elle et quelle rencontrait rarement.
Ce soir de la Saint Laurent, sur son « trente et un » noir de gala, elle effectuait son plus grand parcours de l’année… Un kilomètre à pied pour se hisser jusqu’aux rues du village remplies de joie, de pétards, de confetti et de cotillons de toutes sortes. De lumières multicolores et de musique aussi. Elle avait ses habitudes. Sa première visite était pour le manchot, non pas l’appareil à sous, mais un homme en chair et en os qui vendait des lunettes en les dépliant sous vos yeux avec une dextérité de jongleur. Il jouait de ses moignons aussi bien que nous de nos doigts. Ils se connaissaient, cela faisait des années qu’elle était au-rendez-vous du 10 août. Lui était de passage à Lévie le temps de la fête patronale, toujours à la même place tout près de l’épicerie Jany. Cette halte à son stand était un rituel immanquable. Comme beaucoup de gens du village, elle venait communiquer sa sympathie à celui que la vie n’avait pas gâté en lui portant son égratignure.
Juste en face, à côté de chez Vescu, Gugus son préféré l’attendait.
Gugus était un petit personnage qui grimpait à un mât de cocagne miniature : un petit poteau métallique avec ou bout, une jante de vélo qui tournait entraînant saucisson, jambon, toute sorte de charcuterie en plâtre d’un parfait réalisme.
Au signal de l’animateur, Gugus grimpait avec sa perche au bout du bras pour attraper à la volée une pièce charcutière frappée d’un numéro. Avec cette loterie amusante qu’elle adorait, grand-mère redevenait une enfant et ne quittait la table qu’après avoir gagné quelques tasses ou quelque assiette. Peu lui importait de savoir si elle était perdante, elle rentrait chez elle après minuit remplie de bonheur et la tête pleine d’étoiles pour toute une année.
Je me souviens, les dernières années de son existence, elle aimait s’attarder autour d’une nouveauté, intriguée par les vociférations de l’animateur, lançant à la cantonade pour attirer les curieux :
– Venez voir le lion de Roccapina ! Le rat qui a fait trembler Chicago !
C’était un cochon d’inde au milieu d’une « arène », caché sous une passoire au bout d’une canne à pêche. Une fois libéré, il entrait, au gré de son humeur, dans une des maisonnettes qui faisaient cercle autour de lui. Chacune portait sur son toit un petit lot que l’on remportait si l’animal avait la bonne idée de se réfugier dans le logis sur lequel on avait misé. Elle s’amusait bien avec cette curieuse découverte, prête à faire des infidélités à son Gugus préféré.
Le soir de la saint Laurent était sa nuit de cocagne…Voyez comme une vie, que l’on dit de misère vous marque à ce point de choses étincelantes… Ces personnes vivent encore parmi nous quelques décennies plus tard tant leur empreinte était forte.
C’était la fête au village au milieu du siècle dernier.

Cuisson « di a rivia » à la broche.
Rivia= abats de cabri entourés de crépinette et serrés avec l’intestin grêle du même animal, le tout arrosé de salamughja, durant la cuisson. ( salamughja=marinade à base d’eau, de vin, d’ail écrasé, thym, sel et poivre)
*Le son, u ripassu = enveloppe des grains de céréales. Aliment vendu au détail que l’on mélangeait avec l’eau pour nourrir les cochons élevés dans la porcherie familiale.
Des décennies ont passé.
Une belle histoire comme seule la providence est capable d’en créer dans sa bonne fortune, allait me surprendre fortement.
C’était en janvier 2018, j’étais à Bastia.
La soirée débutait lorsqu’une envie d’apéro me prit soudainement.
En quelques minutes, je me trouvais dans un petit commerce de vins situé au pied de l’immeuble.
Une échoppe fort sympathique, comme il n’en existe plus beaucoup aujourd’hui.
On avait l’impression que le temps s’était figé ici, une présentation minimaliste tout juste pour proposer l’essentiel. La personne était avenante, l’accueil souriant, ce qui me fit dire sur le champ :
– Voilà un commerce nécessaire, sans chichis, où l’on se sent bien !
J’avais l’impression de me retrouver dans le bar de Maria Barbara « A la source du bon vin ». C’était chez elle, qu’enfants, nous allions remplir les bouteilles de père et de grand-père. Je venais de faire un bond de plusieurs décennies dans mes jeunes années. La conversation me semblait facile, débarrassée de tous les effets artificiels des commerces actuels qui vous parlent d’arômes de framboise ou de banane, de robe et même de cuisse… Bref, je fuis ces marchands de rêves vendeurs, qu’importe les rondeurs annoncées pourvu qu’on ait l’allégresse, cela m’évitera d’ajouter « à consommer avec modération » en ne suggérant pas l’ivresse.
Et puis s’ensuivit le plaisir d’une rencontre improbable.

Au fil de la conversation, le caviste apprend que je viens de Lévie au sud de la Corse et se souvint que son oncle parcourait naguère les villages au gré des fêtes patronales. Il animait un petit stand appelé « Gugus ».
Le préféré de grand-mère. Elle rentrait chez elle avec des verres, des tasses, parfois des assiettes, vous imaginez qu’elle ne courait pas le million. Le créateur de Gugus, toujours bienveillant, ne la laissait jamais rentrer bredouille, cela faisait des années qu’ils se connaissaient en se rencontrant une fois l’an.
Je savais que j’avais écrit cette histoire dans mon blog, ce fut une agréable surprise pour notre marchand, d’apprendre que je connaissais l’histoire.
Le lendemain, je lui remettais le document. Dès qu’il vit le dessin que j’avais fait de mémoire, il s’exclama : « C’est tout à fait ça ! ». Il promit de garder précieusement ce document qui relatait la vie de son oncle spécialisé dans les foires et les fêtes votives lorsque nous étions enfants.
Quelques jours ont filé.
Un matin, je passais distraitement sur le trottoir lorsque Raymond vint à ma rencontre, visiblement remué. Il m’annonça qu’il avait lu le texte, découvrant du même coup l’histoire « di u bracci muzzu », le manchot qui vendait des lunettes et des harmonicas, i sampugni dit-on chez nous, juste en face de Gugus, de l’autre côté de la route. L’un rive Vescu et l’autre versant Jany, pour ceux qui connaissent le village de Lévie. Ils s’installaient toujours face à face, ce n’était pas anodin, ni fortuit.
U bracci muzzu était le père de l’animateur de Gugus, le grand-père du marchand de vin, très ému devant moi.
De nombreuses personnes fréquentaient son stand.
C’était presque une attraction pour grands et petits.
J’ai appris, ce jour-là, qu’il mangeait la soupe avec une louche et sans aide, qu’il retirait sa casquette pour placer les billets avant de la reposer sur sa tête. La seule chose qu’il ne pouvait pas faire c’était lacer ses chaussures, évidemment.
Son histoire est émouvante. Cet homme vivait en Sardaigne et tenait un petit magasin pour faire vivre sa famille. Les fins de semaines, des voyous locaux, le rackettaient puisant lourdement dans sa recette. Fatigué de voir partir le fruit de son labeur de manière peu glorieuse, il décida de quitter son village sarde avec sa petite famille.
Installé à Bastia, il commença par vendre sur les marchés puis se spécialisa dans les fêtes foraines.
Voilà comment, soixante ans plus tard, je sus que père et fils venus du nord de la Corse, animaient deux stands dans notre village durant les fêtes de la saint Laurent. Le fils veillait sur le père dont le stand était situé en face, distants d’une largeur de route. U bracci muzzu s’appelait Raymond comme le caviste.
Je suis certain que Raymond, le marchand de vin, le petit fils, a été très heureux de faire un saut inattendu dans le passé pour évoquer son aïeul. Le texte, amputé de sa plus belle partie, existait déjà sur la toile dans un blog tenu par un inconnu.
Ce fut pour lui une rencontre surprise et une belle émotion visible dans ses yeux.
Nous nous ignorions jusque-là et avions, pourtant, des souvenirs communs à raconter.
Un récit qui cadre parfaitement avec les choses de la vie.
Une belle histoire sans doute et un coup d’bol magistral car ce n’est pas tous les jours que l’on alimente de la sorte des souvenirs entre personnes qui ne se connaissaient pas deux minutes auparavant.
Comme quoi, le vin enchante même lorsqu’il n’est pas tiré… Ah ! Ah !
Gugus était une création de l’animateur, je connais l’atelier de sa naissance.
C’est le neveu du nouveau Geppetto qui me l’a montré…
Assurément, les choses de la vie nous réservent bien des rencontres surprenantes.
Tout le village ignorait cette histoire, personne n’avait remarqué l’emplacement immuable des deux stands, soixante ans plus tard la lumière fut !
la toile tissée par les fils de vie est tellement riche ! je retiens de cet émouvant récit les kermesses avec les petites maisons que l’on choisissait en espérant que le lapin posé au milieu de ce cercle magique allait y entrer !!!
Grand Mère Battina vivait heureuse une vie qu’elle s’était choisie !
On savait vivre et vivre bien avec peu de choses en ce temps-là. Je connaissais l’histoire de gugus mais pas celle de votre grand-mère, qui ceci dit au passage, était bien jolie. Elle me rappelle une voisine quand j’étais gamine, 7 enfants, une vie qu’on qualifierait d’esclave aujourd’hui. Son grand et seul plaisir de l’année à elle était de nous emmener une fois l’an, au printemps au bord d’une rivière dont les rives étaient couvertes d’un tapis serré de primevère. Dans cette partie des Landes déshéritée et tristes, le spectacle était inattendu et grandiose. Voilà, peu de choses pour être heureux 🙂
Je vais continuer avec mes « vieilleries », je me sens presque un Merlin en constatant que dans l’esprit des lecteurs, des souvenirs joyeux se mettent à danser.
A demain pour une nouvelle histoire peut-être deux.
Il y a beaucoup de reprises de l’ancien blog, des textes massacrés par un versement précipité dans le nouveau.
Bona sera Al.