Ce texte, la partie entre guillemets, date de plus de trente ans.
Au moment de l’écriture, je me suis demandé pourquoi j’avais titré « Montaigne ».
Il me semble avoir trouvé une explication, il y a quelques années seulement :
l’enfant étalait devant moi toutes les caractéristiques de mon parcours chaotique face à l’apprentissage de la lecture. J’y avais, inconsciemment, détecté des similitudes de comportement, notamment dans la répulsion des lectures trop longues et donc des livres. Un comportement identique, au même âge, alors que nous appartenions à deux milieux diamétralement opposés. Lui, immergé dans le confort d’une famille très aisée, largement soutenu sur le plan intellectuel et moi, issu d’une famille pauvre, entouré d’analphabètes d’aucun secours sur le plan scolaire.
J’ai toujours pensé que Montaigne et Rabelais m’avaient sauvé en entrant en seconde. En les découvrant, J’ai pris une autre voie que celle de l’abandon, de la renonciation à combattre mes travers. Ce ne fut pas une décision délibérée, claire et nette mais un cheminement engendré par des circonstances qui m’échappaient et dont je fis la lumière bien plus tard. Très tard.
Me retrouvant dans le comportement de cet enfant, j’ai donc dû avoir une pensée pour mon sauveur.
J’avais pris l’habitude de conclure les dossiers des enfants que je suivais, par un portrait, souvent celui d’un animal. C’était une manière de présenter les choses autrement, en dehors de tout langage psychologique auquel nous étions soumis. En fait, en agissant de la sorte, j’invitais tout ce monde de l’école à redescendre sur terre, autorités comprises. La personnalité ressortait comme une évidence à travers nos relations et nos rencontres épisodiques. Cela nous faisait un bien fou de nous comprendre et nous respecter tels que nous étions.
La majorité des enfants en difficulté ordinaire n’a nécessité que d’un soutien temporaire, un redressement pédagogique pour rectifier un apprentissage mal engagé ou la reprise d’un départ raté. Ceux-là, les plus nombreux, n’ont bénéficié que de mon aide de laborantin.
Ce n’était pas aussi simple pour tous.
Un plaisir, pour moi, d’évoquer François (9 ans) enfant de « bonne famille » très entouré, amusant, vivant, et de compagnie fort agréable. Il m’avait évoqué Montaigne par certains côtés. En tous cas, je l’avais ressenti ainsi. Un enfant intelligent au langage élaboré mais totalement réfractaire à tout apprentissage scolaire jusqu’à ce qu’il rencontre quelqu’un qui l’écoute et le regarde autrement.
Voici ma rencontre avec François, un enfant que je n’ai jamais oublié comme tous ceux que j’ai aidés… il avait l’esprit ailleurs…
« Son regard bleu et franc gardait un fond de méfiance, cherchait à faire le tri dans tout ce qui se disait, scrutant sur le visage de l’interlocuteur le moindre signe révélateur d’une torture scolaire. Lui parler de lecture et d’apprentissages hors de sa volonté, le rebutait au plus haut point.
Les mains gourdes, une écriture toute en arabesques folles, presque indéchiffrable; l’esprit à sauts et à gambades, François n’arrêtait pas de cabrioler, de se rouler inlassablement dans les digressions. Il fuyait sans arrêt la chose scolaire ou en offrait une bouillie infâme à rebuter le plus aidant d’entre nous.
Il était incapable de tenir le cap sur un but précis, de mener un objectif à son terme. En cheminant, il perdait le fil conducteur, sautait du train en marche de sorte que la ligne AB n’était ni rectiligne ni courbe ni brisée ni même en pointillés. Il partait bien de A par la force des choses mais la bifurcation le conduisait toujours ailleurs, ou à côté pour regarder les autres passer… Il s’attardait sur un quai ou en rase campagne sans jamais approcher la destination finale.
- Regarde, tu décroches… rappelle-toi, la consigne… Lui disais-je parfois.
- Elle est belle ta salle. Tu es locataire ou propriétaire ? Me rétorquait-il.
Son intérêt de courte durée pour les choses scolaires nous condamnait à procéder par doses homéopathiques et désensibilisations savamment administrées. De temps en temps, je lui présentais un texte plus long afin de mesurer le degré de ses réactions répulsives visibles sur son nez qu’il avait pris l’habitude de froncer plus ou moins longtemps, avec des plis plus ou moins denses. De la sorte, je savais instantanément s’il fallait le lui retirer immédiatement de la vue ou insister un peu pour tenter l’aventure. En effet, la longueur était pour lui une trop grande aventure. Il préférait errer, musarder ici ou là du côté de son plaisir immédiat plutôt que s’astreindre à suivre un long parcours dont l’intérêt ne lui était pas de suite évident.
- J’aime pas les gros livres. T’as pas le « Chat botté » par hasard ?
- Oui, viens voir.
- Oups ! T’as pas plus p’tit ?
- Non c’est le seul.
- C’est pas grave, t’inquiète pas, j’ai le même à la maison.
François avait pris l’habitude de rassurer les adultes, parfois de relativiser et si Montaigne, le vrai, aurait pu dire « je doute donc je suis », Montaigne, le nôtre, pensait sans doute : je déroute donc je suis . »
Pour ne pas vous laisser sur votre faim, je précise que notre objectif était de le réconcilier avec le scolaire et surtout consolider sa capacité de lecture… Il semblait posséder tous les prérequis et toute la finesse pour accéder au lire, ce fut fait dans sa dixième année, avec les séquelles que vous imaginez… Quand je pense que j’ai su lire, savoir lire, comme on dit, vers l’âge de douze ans, on ne pouvait que se comprendre. Ce fut une rencontre avec François qui me ressemblait lorsque j’avais son âge avec nettement moins de connaissances que lui.
Peut-être a-t-il profité, aussi, de ces chemins de traverse et je l’imagine, aujourd’hui, exploitant toutes les richesses d’un jeune enfant errant dans ses pensées.
Rien n’est définitivement compromis.
Combien de fois fûmes-nous surpris, quelques années plus tard, découvrant une personne que l’on croyait perdue, funambule, habile à se déplacer sur un autre fil et nous, spontanément à l’applaudir, l’air ébahi… Sur la rose des vents les chemins sont multiples.
