L’affaire est ancienne, très ancienne, nous devions avoir dix-sept et dix-huit ans.
C’est en parcourant le site de Tallano, que je visite souvent car j’y ai des souvenirs aussi, que je suis tombé sur une publication de M. François Tafanelli.
Il a la très bonne idée de publier assez régulièrement des archives de Nice-Matin, ancêtre du Corse-Matin actuel. On y redécouvre des amis, des évocations de fêtes votives, des petits évènements comme le furent les concours de pétanque, par exemple.
Une image m’a frappé instantanément. J’ai reconnu mon frère tenant une flopée de truites, que faisait-il dans la rubrique Sainte Lucie de Tallano ?
La raison en est toute simple. M. Mozziconacci, correspondant du journal pour l’Alta Rocca résidait dans ce village et se trouvait à Lévie, ce jour-là.
Je vais vous raconter cette histoire.
Avec mon frère, nous avions fait une belle pêche.
Nous étions des inconditionnels de la truite macrostigma et ne rations jamais une occasion de partir sur des parcours souvent dangereux.
Parfois des parcours à travers maquis, sur le coup de trois heures du matin pour être sur place vers six heures à la levée du jour. Vous imaginez le trajet que nous faisions par monts et par vaux pour ce plaisir né dans le mode de vie d’alors.
Grand-mère était fière de nous lorsqu’elle nous voyait arriver avec la musette bien garnie. Elle faisait des fritures avec beaucoup d’ail et du vinaigre pour sublimer le goût du poisson. Quelques fois, lorsque bon lard pendait au plafond, elle les faisait griller dans la cheminée avec une bonne tranche de gras dans le ventre vidé de ses entrailles qui, fondant à la chaleur, se répandait sur la truite à chaque quart de tour de broche. Les truites ainsi ointes n’étaient jamais sèches.
Ce sont des souvenirs inoubliables, accompagnés du sourire de grand-mère, heureuse de voir quelle avait de bons petits pêcheurs dans sa famille.
En ce temps là, nous étions nourris au cochon, aux légumes et fruits du jardin, les poules faisaient poulets, les œufs complétaient l’ordinaire et les truites changeaient certains jours de semaine en dimanches.
Ce jour de pêche miraculeuse fut un jour très particulier, vous allez comprendre pourquoi.
Le temps était incertain, nous n’avions rien projeté de particulier.
Lorsqu’un gros orage éclata, il nous vint une idée saugrenue, celle de partir illico à la pêche.
Oh ! Pas très loin de chez nous, à quelques encablures seulement puisque le torrent était tout proche de notre maison. Un peu plus en aval du pont di l’Aragiò. Nous savions que l’endroit regorgeait de grosses truites difficiles à attraper mais qui devenaient complètement folles sous l’orage. Elles étaient à l’affût des insectes et autres lombrics que le ruisseau grossi, en petite furie, emportait. Nous n’avions jamais essayé, c’était risqué.
Que nous a-t-il pris ce jour-là de braver le danger ? Allez savoir ! Une bonne âme veillait sur nous… c’est ce que l’on dit communément.
Nous étions très surpris par la rapidité des prises, on aurait dit que les salmonidés sortaient de jeûne et dévoraient tout ce qui ressemblait à bonne nourriture.
L’orage avait éclaté vers midi, nous étions de retour à la maison moins de deux heures après. C’est cette célérité qui nous a donné l’idée d’aller au village pour mettre notre butin à la loterie.
Nous visions les cent tickets à 1 franc.
Nous avions presque fait le plein au bar chez Vescu.
Certains prenaient les billets par dizaines et tentaient de nous faire avancer le tirage avant de parvenir à la centaine.
Nous sommes partis dans les quartiers en quête de participants.
En Arrivant à Vitalbettu du côté de Poghju Battesti, une dame a bien voulu tenter sa chance alors que sa voisine refusait : « Je vis seule que voulez-vous que j’en fasse ! » disait-elle. L’autre la convainquit de tenter le franc, ce n’était pas fortune, en lui suggérant de partager avec sa famille si elle gagnait.
Elles riaient et ne se doutaient pas de l’issue…
De retour au bar, nous procédâmes au tirage public, les gros acheteurs de tickets espéraient un coup de pouce. Nous fûmes intraitables et la vieille dame de Vitalbettu toucha le gros lot.
Lorsque nous sommes arrivés chez elle en déployant l’ensemble de la pêche sur sa table de cuisine, elle porta ses mains aux cheveux en s’écriant « Madona ma di chi n’aghja fà di tutti si pèsci ? » (Madone, que vais-je faire de tous ces poissons ?) La voisine n’était pas bien loin et n’avait pas perdu le nord.
Le partage fut vite fait, ce fut une très belle surprise et je parie que la vieille villageoise a dû faire de beaux rêves…
On ne gagne pas comme ça au loto, tous les jours ! 🙂
Merci M. Tafanelli pour votre publication, c’est un autre coup d’bol pour moi, jamais, je n’aurais pensé retomber un jour sur cette photo que je connaissais déjà.
Pour la petite histoire, mon frère, que je salue à travers ce texte, s’appelle Sylvain et non Yvan. 🙂
Superbe souvenir d’une enfance heureuse !