La débraille.

Lorsque je suis retourné dans mon village, il y a vingt-cinq ans, après un quart de siècle passé de l’autre côté de la méditerranée, un ami me disait : « Tu rentres définitivement ? Tu as des costumes ? Tu peux les jeter, tu n’en mettras plus jamais ! »

Redresser la colline.

Dans mon coin perdu sur la pente de l’Aratasca, un nom qui rime si bien avec Alaska et Atacama, je me suis habitué à vivre en ermite. Presque.
Très peu de gens arrivent là, ce n’est un passage obligé pour personne fors ma famille.
J’use le plus clair de mon temps dans mon jardin pentu à redresser la colline. Le plus simple pour moi, est de m’habiller comme à la ferme, ressemblant à un épouvantail mal paillé. Je ne me reconnais plus en promenant ma silhouette dans le miroir d’une baie vitrée. Même ainsi transformé, méconnaissable, je n’ai jamais réussi à effrayer les geais si friands de mes fruits.
En me vêtant à la sauvette le matin pour aller visiter la basse-cour, il m’arrive d’attraper au passage une vieille ficelle qui traîne, pour faire office de ceinture. J’ai la nette impression que le corps suit le mouvement de l’accoutrement en se transformant sur le même mode rustique. On s’y fait. J’ai fini par ne plus m’en rendre compte sinon les jours où je dois m’habiller en civilisé pour me rendre à la ville.

Hier, je rentrais du bois pour l’hiver. Plutôt pour la mi- saison, afin de réchauffer un peu l’atmosphère qui se refroidit avant l’arrivée de l’hiver. Juste un coup de chauffe. J’avais commandé ce bois à un de mes anciens élèves qui probablement avait gardé une autre image de moi.

Je me souviens de mes dernières années scolaires en tant qu’enseignant. Quasiment tous les matins, je changeais de veste. J’en avais quelques-unes de toutes les couleurs. De la classique bleu- marine à celle gris-bleu à carreaux, en passant par les unies bleu clair, jaune, verte ou rouge. Je ne jouais pas à l’artiste, j’essayais de justifier mes achats du temps où je courais le secteur de ma ville continentale. J’usais mon stock. J’estimais qu’il fallait donner une bonne image vestimentaire aux enfants en plus du sourire et de la courtoisie élémentaire. Je leur disais bonjour, le matin en arrivant. Certains s’en étonnaient par manque d’habitude : « Tu as entendu, il nous dit bonjour et nous souhaite une bonne journée ! » Dans le rang, les filles surtout, se touchaient du coude et finissaient par se donner du courage : « Vous êtes beau ce matin, maître ! » « C’est pour vous tous que je le fais ! » C’était ma marque de respect pour ces enfants.

Lorsque la camionnette est arrivée dans la cour et que je suis sorti pour réceptionner ma livraison de bois, Fabien et José, deux enfants « de ma classe », aujourd’hui grands et beaux gaillards, m’ont regardé un peu sur la retenue, sans doute étonnés du changement. J’ai pensé à mon look surprenant.
Je n’étais plus le fringant formateur qu’ils ont connu lorsque j’officiais dans la classe. Que le temps passe vite ! Mon image a dû s’effondrer avec cette vision inattendue. Alors, je leur ai parlé comme jamais je ne l’avais fait auparavant. J’ai porté un coup définitif à mon ancienne image en m’adressant à eux comme à deux vieux amis. J’ai glissé deux ou trois mots de la vie sans insister, en espérant qu’ils entendent quelque chose. Comme un vieux sage qui a des choses à dire et le fait simplement, de manière synthétique appliquée au bon moment. Quelques anecdotes les concernant lorsqu’ils étaient gamins, ils ont ri de bon cœur. Je les ai sentis se relâcher progressivement et nous nous sommes quittés sur une franche poignée de main très amicale. Je les ai regardés encore un peu, ils semblaient avoir apprécié ce court passage par ici. Descendu d’une estrade que je ne pratiquais jamais, ils m’ont perçu autrement et c’est très bien ainsi.

Roger avait raison. Mes costumes sont restés pendus dans une armoire, peut-être ont-ils régalé quelque teigne, je n’ai même pas vérifié. Lorsque mon épouse me suggérait de m’en débarrasser, je l’en dissuadais. elle connaît mon humour : « On ne sait jamais, si Tirolu (petit hameau qui fait face à ma maison) nous déclare la guerre ou que la famine nous touche un jour, je brûlerai suffisamment de calories pour retrouver ma ligne d’antan. » Je m’imaginais en costume au jardin, et pensant à mes anciens élèves dans le rang, je saluais ma collection de tomates en disant :« Vous voyez, c’est pour vous que je fais cela ! »
Les solanacées on ne les respecte jamais assez ! 😉

Je suis tombé dans la débraille et j’embrouille la vie pour que l’autre, la vilaine faucheuse, qui m’attend dans un coin de ces jours… m’oublie. Il parait qu’elle a bonne mémoire, alors je reste sur mes gardes tant que je peux.
En attendant, je m’émerveille encore de la beauté des choses… si loin du brouhaha de ce monde qui ne cherche même plus à comprendre ses errements.

*Débraille, voilà un mot taillé à ma façon pour qu’il parle tout seul…

Je pioche inlassablement…
Je prépare mon avenir comme un Sisyphe optimiste…
… en traînant mes os jusqu’au soleil.

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