Tracas d’un noyer.

A l’horloge, le temps venait de passer les quinze heures.
La météo plutôt mi-figue, mi-raisin, était de saison.
L’automne reprenait ses habitudes en jouant avec nuages, pluie et soleil se chamaillaient.

L’ondée a été de courte durée. Une brise un peu soutenue a foisonné dans les ramées, les noix qui ne tenaient plus qu’à quelques fils desséchés ont chuté avec un bruit sec avant de rouler en suivant la pente jusque sur le passage, à mes pieds.

Je m’étais décidé à sortir, je savais que la récolte serait maigre.

L’année a été mauvaise. Durant tout l’été, le noyer semblait atteint d’une étrange maladie. Ses feuilles composées n’avaient pas fière allure. Elles présentaient des taches brunes, nombreuses. Les noix, au brou d’ordinaire si vert, apparaissaient tuméfiées avec des hématomes de plus en plus larges, finissaient totalement nécrosées. Le sol était jonché de petites boules noires rongées par la maladie à l’issue fatale.

Cet après-midi, l’arbre qui avait longtemps combattu pour conserver quelques drupes en bonne santé, affaibli, n’affichait que lassitude. Des branches, par-ci, par-là, montraient aussi des signes de nécrose, totalement nues, dépourvues de vie.

Je m’étais arrêté juste à la naissance de son tronc et regardais vers la cime cherchant à communiquer avec lui.
– Tu n’es pas si vieux, que t’arrive-t-il ? 
Il m’ignorait totalement. Je le sentais préoccupé à compter ses noix, soucieux de savoir à quel point sa production était défaillante. Un long souffle venu de la vallée s’est engouffré dans les branchages secouant au passage les brous béants prêts à larguer les fruits.

Un brou plus que béant.

Ploc ! Ploc !
Quatre-vingt-six, quatre-vingt-sept.
Ploc, ploc, ploc !
Quatre-vingt-huit, quatre-vingt-neuf, quatre-vingt-dix.

Il faisait des efforts pour ne pas se tromper dans son comptage, c’est très important pour lui.
Il soupira en attendant le prochain passage d’Eole, il n’était plus très loin de la centaine, un nombre dérisoire mais qui produisait son effet sur le moral d’un arbre comme un quota minimal et nécessaire pour que l’espoir renaisse. Ça le rassurait.

Alors qu’il reprenait ses esprits, un coup de vent inqualifiable, une sorte de bouffée comme une queue de mistral soudain, sans gêne, bouscula toutes les branches qui barraient son passage. Une flopée de « Plocs !» frappa le sol de sorte que notre noyer, surpris et embrouillé dans ses comptes, ne s’y retrouvait plus. « Cent-dix ! » dit-il « Ou cent-trente ! Tiens ! » Il avait retrouvé sa bonne humeur et abandonna illico son pointage. Je l’ai entendu murmurer : « L’année prochaine, ça ira mieux… »

J’ai souri lorsque je me suis retrouvé, le nez dans l’herbe mouillée, le bras tendu tous segments dans le prolongement maximal pour atteindre du bout des doigts une noix, en équilibre sur la sauge arbustive, qui menaçait de basculer dans les ronces.

Lorsque j’ai tourné le visage vers la vallée d’Archigna, toute mon enfance a ressurgi d’un coup. J’étais ventre à terre sous le noyer, vaincu, dans l’incapacité de refaire les mêmes chemins de naguère. J’avais l’impression d’une défaite, d’une fin de parcours, le noyer venait de me communiquer son spleen.

Mon ami le vent s’en est aperçu me posant aussitôt un bâillon pour étouffer un sanglot. J’étais dans mon élément, perdu entre ciel et terre, entouré de végétation moribonde, dans l’humidité, plaqué au sol, la vie dans les yeux et la mort qui murmure à l’oreille. Un moment intense venait de m’offrir ce que j’ai toujours cultivé dans ma vie, une brassée très forte de sensations chargées de contrastes puissants. Une émotion d’ici et maintenant qui vous transporte dans l’ailleurs d’après vie. J’ai mesuré le précieux de chaque seconde qui passe, je me suis relevé pour rentrer chez moi.
J’avais reçu la dose de doute nécessaire pour replonger dans les plaisirs d’ici-bas.
Il n’y a plus de temps à perdre, la vie va basculer comme la noix dans les ronces.

Le noyer a vingt-cinq ans, c’est moi qui l’ai planté là.
L’année prochaine, il me remontera le moral.
Il me l’a promis en me regardant courber le dos pour gagner le haut du chemin.

C’était il y a quatre ans, je souffrais de coxarthrose, on me promettait le fauteuil roulant.
Aujourd’hui, je vole en rase mottes, sans retrouver mon sprint de jeunesse, je trotte allègrement 🙂


Une bonne année.
L’occasion de présenter un syrphe.
Ceci n’est pas une guêpe mais une mouche qui lui ressemble.
L’année du poinçonneur de noix.
Voilà le responsable, il commence à œuvrer sur l’arbre.
C’est le pic épeiche…
… à la pêche aux noix.
A travers vitre, le noyer est à 10 m de ma fenêtre, en contre bas.
Une dernière image, pour le plaisir.

3 Comments

  1. Pas possible! C’est lui qui creuse les noix?! Quel travail et quel gachis, mais il est si beau qu’on ne peut pas lui en vouloir 🙂
    Votre récit est si bien narré que je retenais ma respiration en vous lisant, avec la montée d’adrénaline!!!
    La maison de mes parents était flanquée de deux noyers, très généreux, quel délice les noix fraîches! Ensuite on les étalait à côté de la chaudière pour les laisser sécher et on en avait à ne plus savoir qu’en faire.

    1. Cette année a été très mauvaise.
      Presque toutes les noix sont pourries.
      Pour les fruits troués, je me suis demandé souvent s’il s’agissait de rongeurs ou d’oiseaux.
      En fait, elles sont déjà trouées sur l’arbre… et un matin, j’ai aperçu le pic en train de percer. Il s’y prend assez tôt de sorte que les noix ne tombent pas, encore bien accrochées et peut-être encore tendres, aussi.
      J’ai également trouvé des réserves dans les fissures d’un vieux bois qui sert de piquet. Une bonne quantité, déjà toutes vides mais pas trouées. Là, ça doit être l’œuvre de rongeurs mais je n’ai jamais réussi à savoir.

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