Mais pourquoi donc passer son temps actuel, perpétuellement tourné vers le passé ? Vers le passé lointain, celui de l’enfance ?
La raison me semble toute simple.
L’enfance n’est jamais un temps fini, c’est un temps que l’on traverse sans en apprécier toutes les saveurs. On rêve d’être un grand et on oublie d’être petit. On néglige les moments féconds parce qu’on ne sait pas. Peut-être a-t-on un sens secret qui serine :
« Fonce, ne réfléchis pas, plus tard tu comprendras, plus tard tu reviendras sur tes pas et tu souriras. »
C’est exactement ce que je fais depuis que j’ai la certitude d’être dans la dernière ligne droite. Je cherche un sens à tout ce qui m’a échappé durant mes jeunes années. Mieux vaut se retourner que viser l’horizon qui engloutit toutes les âmes.
Le présent, l’ici et le maintenant dictent leur volonté en cherchant le meilleur refuge.
Nous étions souvent dans la petite châtaigneraie assez proche du village.
Nous passions nos après-midis ensoleillés dans le tronc du grand châtaignier, sans doute multi centenaire, qui avait brûlé de l’intérieur, nous offrant un abri carbonisé. Seule la partie périphérique avait échappé aux flammes de sorte que l’arbre vivait encore. « Ferma a copula » – la coque du tronc – disait-on. L’écorce et l’aubier situé juste après, étaient intacts, l’intérieur assez spacieux pour héberger deux ou trois enfants de notre gabarit. Nous entrions en rampant par une ouverture triangulaire, basse, dessinée par le feu qui avait rongé le fût.
François était très astucieux et avait créé un semblant de salon plutôt confortable. Nous avions porté des seaux de sable, piqué sur un chantier voisin, pour tapisser le sol. Une petite table et deux petits bancs fabriqués sur mesure complétaient l’intérieur, des meubles savamment imaginés pour passer l’entrée très étroite. Une boîte de sardines clouée contre la paroi interne faisait office de cendrier. C’est là sous la protection du châtaignier que fumâmes nos premières Cirnea. C’étaient les moins chères après les gauloises caporal, quarante-cinq centimes de franc, je m’en souviens très bien.
La fumée s’échappait par le tube que le feu avait créé en attaquant l’arbre. Vu de l’intérieur, le tronc ressemblait au conduit d’une cheminée noircie par les restes charbonnés de l’incendie. Nous n’avions pas remarqué que la fumée qui s’évadait dans les branches bien feuillues pouvait trahir notre présence. Nous restions silencieux lorsque nous entendions des pas sur le passage qui conduisait vers la vallée d’Archigna. Parfois, le tintement d’une clochette nous alertait, quelqu’un remontait avec son mulet ou son âne. Nous réalisâmes que nous pouvions être démasqués en fumant, le jour où Nunziata qui cherchait ses chèvres s’était arrêtée à quelques pas de l’entrée, les yeux levés vers le ciel, elle marmonnait toute seule : « U castagnu brusgia sempri. » (Le châtaignier brûle encore) Seulement intriguée, elle ne poussa pas plus avant son investigation.
Longtemps, nous avons séjourné dans notre abri discret dès les premiers jours des vacances estivales. Nous rentrions chez nous, les genoux et les culottes courtes noircis, cela intriguait nos mères. Elles nous questionnaient : « Travadetti n’u carbonu ? » (Vous travaillez dans le charbon ?) Elles ont bien cherché à savoir le pourquoi de ce fait répétitif, sans succès, jamais nous ne trahîmes le secret.
Ce questionnement revenait souvent, nous espacions très largement nos séjours dans la châtaigneraie pour étouffer l’affaire. François ne tenait plus, l’appel du châtaignier était trop fort pour lui. Il revenait à la charge souvent pour qu’on y retourne. Y aller seul, n’était pas concevable ni amusant. Cela faisait un bon moment que nous n’étions passés au petit salon et ce jour-là, pour me convaincre d’y aller, mon ami me lança : « A sà, Zaïra t’a à fami di frauli, andemu ! » (Tu sais, Zaïra a faim de fraises, on y va !)
Les fougères et les herbes étaient hautes sous les châtaigniers et les fraises sauvages y poussaient en abondance. C’était la saison et le parfum si particulier de la fraise des bois se répandait sous les branchages ne gardant aucun secret en ajoutant sa couleur rouge vif dans un environnement parfaitement vert.
Sa petite sœur adorait les fraises des bois, nous aussi. En bordure des châtaigniers, les petits fruits écarlates pullulaient. Les plus mûrs, d’un rouge très foncé dégageaient un parfum irrésistible. Nous les jetions en bouche par petites poignées, les écrasions entre langue et palais. Un arôme qui n’appartient qu’à la fraise sauvage s’engageait jusque dans les fosses nasales, nous fermions les yeux pour mieux savourer ce moment divin.
L’appel des fraises des bois nous conduisit jusqu’à notre demeure « di u castagnu carabunatu » (du châtaignier brûlé) … Je crois bien que ce fut une des dernière fois dernière fois. Nous avions grandi, nos préoccupations viraient ailleurs. Pénétrer dans notre palais secret devenait plus difficile et nous commencions à porter des shorts plus colorés, des sandales en cuir brillant, déjà nous tentions de figurer un peu aux yeux des filles. Le guilledou naissant commençait à poindre, la coupe à la cycliste, les cheveux gominés tirés en arrière, nous n’allions plus tarder à quitter définitivement le trou noir.
François avait tenu promesse gardant quelques fraises pour sa sœur, bien à l’abri dans un nid de fougère fraîche…
Le châtaignier ressemblait à celui posé en titre. On voit l’entrée, moins échancrée et plus basse du nôtre, plus large encore. On devine le vide à l’intérieur.
On revient aussi à l’univers de l’enfance parce que c’était le temps de l’insouciance, un temps sacré qui ne revient plus jamais.
Très beau récit, comme si on faisait partie de la bande 🙂
🙂
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