Une vie singulière.

Ce matin, j’ouvrais un livre au hasard.
Je procède toujours ainsi, soit je commence par la fin, soit j’ouvre en partageant le livre en deux grosses épaisseurs de pages. Je ne cherche jamais la moitié pile, je fonce au plus profond d’une histoire, sans rien connaître de ce qui s’est dit avant.
Pourquoi ?
Parce que je n’aime pas lire ! Et je lis tout le temps.
Bizarre non ?

Je suis tombé pile poil sur une question « tête de chapitre » :
« Faut-il rêver éveillé ? », j’ai aussitôt refermé le livre, parce que je n’aime pas lire je l’ai déjà dit, et surtout, c’est le « faut-il » qui m’a fait fuir.
Je ne souhaitais pas en savoir davantage. Moi, je rêve éveillé quand je veux, c’est mon domaine de liberté, je m’invente ce qui me plait sans attendre qu’on m’explique le bien fondé, ou non, de rêver éveiller. Je m’en fiche totalement et je ne conclue rien, je vagabonde à ma guise tant que le plaisir est dans mes rêveries. Bien malin celui qui peut conclure « il faut » ou « il ne faut pas » et si la réponse était « faites comme vous voulez », c’était bien la peine de disserter…

Je n’aime pas lire, il y a une raison.
Ce n’est pas un mystère, j’en connais la raison depuis longtemps et je me suis habitué à cette raison.

Il y a les dévoreurs de livres et même des bibliophages qui en ingurgitent des quantités incroyables dans des restaurants nommés bibliothèques. Ils savourent chez eux, assis à une table de bar ou sur un banc public. Dans le bus, le métro, le train, partout où l’on peut s’assoir ou s’appuyer d’une épaule, du dos, et surtout aux toilettes, confortablement installés pour faire durer le plaisir, celui que vous imaginez.
Moi, je suis « bribephage » en matière de lecture, je me nourris de bribes essentiellement. Un petit picoreur, contrairement à ma boulimie d’épicurien, boulimie de plaisirs en tous genres.
J’ai toujours un bout de texte sous les yeux, je me contente de quelques phrases essentielles qui me donnent le ton général de l’histoire. Cela me suffit, je serais bien incapable d’aller plus loin… Incompréhensible mon affaire, n’est-ce pas ?

Disons que je suis adepte de la lecture en diagonale, on peut me qualifier de diagonaphile.
La diagonale a ceci d’intéressant, vous pouvez la pratiquer en descendant ou en montant, le terrain n’est jamais une longue route tranquille bordée de platanes et parfaitement praticable sans encombre. Monter une diagonale peut signifier la difficulté à comprendre, à digérer longue lecture, on rame.
La descendre, ce serait glisser sur l’essentiel et tout va de soi.
Mes dires ne sont qu’élucubrations… amusements d’idées et cela me convient parfaitement.

Pour mieux comprendre les lignes que je viens d’user en les frottant à l’entendement du lecteur (trice), il faut que je vous raconte, en concentré, en très condensé, sinon il me faudrait écrire un roman pour tout expliquer et ce serait déraisonnable que petit lecteur inflige grande lecture à qui veut bien le suivre… bref, il faut que je raconte ma vie.

Jusqu’à l’âge de quatre ans tout allait bien, m’a-t-on toujours dit.
Et puis je suis tombé gravement malade de sorte qu’on me disait déjà devant la grille du cimetière. Energiquement soigné avec des doses considérables de médicaments, je suis devenu malentendant.
En faisant quelques recherches, il y a moins d’une dizaine d’années, j’ai compris qu’on m’inoculait – je n’étais pas le seul, c’était la thérapeutique d’alors – des molécules ototoxiques, c’est à dire qui détruisent les nerfs auditifs. Cela n’était pas connu à l’époque et cette ignorance a nourri des explications fantaisistes, complètement fausses. Mes parents disaient que je faisais des otites à répétition et que l’on me soignait avec de l’eau oxygénée chauffée dans une cuillère sur indication médicale. H202 étant déjà un liquide instable, à la chauffe il ne reste plus que H2O, c’est à dire de l’eau tiède. Le toubib qui d’ailleurs n’en était pas un, en prit longtemps pour son grade à travers des propos peu corrects. Bon, passons.
Dans mon malheur, j’eus tout de même beaucoup de chance car ces médicaments détruisaient les deux nerfs auditifs laissant la personne totalement sourde. Parfois, un seul nerf était anéanti et le deuxième touché, mais encore opérationnel. Ce fut mon cas.

Vous imaginez la suite, toute une vie suspendue à mon oreille vacillante mais encore utile.
J’eus un apprentissage laborieux et très long de la lecture, dans un milieu où les analphabètes dominaient et dans un environnement où livres et journaux étaient inexistants.
A l’âge de quatorze ans, Denise la voisine m’offrit en cachette le vieux dictionnaire usé de son frère.
Je devais garder le secret, je l’avais planqué sous le lit.
La nuit, je découvrais les mots, sous le tipi de mes draps, à la lumière d’une lampe à pile.

Encore en grande difficulté de lecture à cet âge avancé, je m’attardais sur les mots illustrés qui facilitaient la lecture et donnaient une compréhension instantanée du sens. Au fil du temps, je me suis attaqué aux vocables abstraits sans illustration et mes découvertes s’enrichissaient.
Au sortir de la classe de troisième, le professeur me prédit que je ne serai jamais un foudre de guerre en français. C’était un bon prof, je ne lui ai jamais tenu rigueur pour cette affirmation marquante, gravée à vie. Je le comprends parfaitement vu mon état de l’époque et le retard accumulé avant de partir au lycée.

En seconde, je découvrais Montaigne et Rabelais qui vivifièrent mon esprit. Premier prix de français, une surprise totale car j’étais incapable de lire correctement un texte à haute voix. Cela étonnait le nouveau prof qui me gardait à la récré afin de chercher à comprendre pourquoi je refusais toujours de lire devant tout le monde… j’ânonnais, et encore plus si je devais me donner en spectacle.
Avec cet enseignant bienveillant qui était fort chahuté et très peu aimé des autres élèves, ce fut mon vrai départ, pour la confiance en soi surtout.
J’étais incapable de m’attaquer à une longue lecture, victime des séquelles d’un laborieux et long apprentissage resté imparfait. Ça laisse des traces indélébiles.

Le plus surprenant, c’est que je proposais des citations dans mes rédactions. C’était spontané, j’avais grande faculté d’absorption en imprimant tout ce que j’entendais. Je ne pouvais faire référence à aucun ouvrage puisque je n’en lisais pas. C’était de l’entendu le plus souvent et j’en faisais usage en l’accommodant à ma manière.
C’était très étonnant. Les annotations en rouge dans la marge, m’encourageaient à poursuivre : « Bravo », « Bien vu » « Bien cité » etc. Je me demandais si c’était vrai et d’où sortais-je cela ? J’avais l’impression d’un sixième sens qui s’occupait de voler à mon secours pour rendre des copies consistantes.
On me prenait pour un lecteur.
C’était, sans doute, aussi, l’effet de mes picorages auxquels je portais attention et approfondissement. Grace ma grande mémoire, j’emmagasinais tout et pour très longtemps, j’empilais les menues connaissances qui au bout du compte faisaient bonne richesse.

Je poursuivis ainsi jusqu’au bac scientifique puis l’université niçoise sans jamais pratiquer la lecture d’un livre. Rien.

A vingt-quatre ans, je fus affecté à un bataillon semi-disciplinaire en Allemagne car la Grande Muette estimait que je feignais la surdité. Une histoire que j’ai racontée en détail dans un texte intitulé « Quand la Grande Muette fait la sourde oreille. »

Puis je suis parti à l’aventure, à l’assaut de Paris d’abord et sa banlieue ouest par la suite. Un parcours très riche en rebondissement que j’ai également relatés dans divers écrits.

J’ai réussi tous mes examens pour ma spécialité sans jamais lire un livre.

Le plus curieux dans l’affaire, c’est que personne ne pouvais imaginer que j’allais faire de mon infirmité et de mes carences prononcées, un métier. Je suis devenu spécialiste de la rééducation de la lecture et de l’orthographe qui constituaient ma plus grande souffrance et ma plus grande faiblesse en délaissant ma spécialité de prédilection, les sciences naturelles.
Je connaissais sans doute le chemin qui mène à la lecture pour l’avoir parcouru pendant vingt ans, date à laquelle j’étais encore champion toute catégorie de la faute d’orthographe. J’en connaissais les embuches, les méandres et toutes les tortures. Ce fut ma force dans l’aide apportée à tous mes petits protégés venus chercher fortune dans ma salle. Oh ! Ils ne venaient pas de leur plein gré, on les y forçait mais je crois qu’ils y ont passé de bons moments en ma compagnie, je le pense fortement.

Mon cas que l’on aurait jugé rédhibitoire, irrécupérable à l’analyse poussée, a bluffé toutes les personnes à qui j’ai raconté mon histoire. J’ai toujours donné l’impression de suivre facilement et l’on faisait appel à moi pour donner des cours particuliers au village.
Au bout du compte, j’ai voyagé tranquille malgré ce cheminement chaotique. Aucun regret, aucune amertume envers qui que ce soit.
Je suis très étonné, parvenu au bout du chemin, de constater que ma vie fut si belle…

Je suis désormais un amoureux de l’écriture et à ce jour, je n’ai lu que la moitié d’un livre, « Igloos dans la nuit », il y a fort longtemps.
Un roman de Hans RUESCH sorti le premier janvier 1953.

Il était temps que je vous dise…

6 Comments

  1. Vous savez su faire d’un handicap une force et ça, c’est un exploit. Bravo!
    On comprend mieux votre parcours de vie, qui mieux que vous pouviez comprendre les enfants à problème, qui pouvait avoir autant d’empathie?
    Je crois que vous avez chopé l’essentiel dans les livres (tout le reste n’étant que littérature 😉 ) et que vous aviez assez de perspicacité et de philosophie personnelles pour les transformer en quelque chose de positif.
    Et pour le reste, vous n’avez pas besoin de livres pour rêver 🙂

    1. Merci Chatvoyageur.
      Eh, je vais raconter une ou deux anecdotes certainement inédites et originales pour expliquer comment je m’en sortais avec la lecture obligatoire des livres de bibliothèque.
      Ce sera une suite à ce texte, je ne sais pas encore comment l’intituler 🙂
      Le temps est tempêtueux, si les poteaux électriques tiennent le coup ce sera pour cet après-midi.
      Bonne journée.

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